Song to say Goodbye

Je m’étais tacitement promis de ne jamais tenter d’expliquer car ça ne s’explique pas et de toute façon les explications c’est chiant et souvent au final les gens n’ont toujours pas compris. Comment faire comprendre avec de simples mots et sans les chocs l’ampleur de l’impact sur mon quotidien.

Quand ça a commencé je n’avais jamais entendu parler sérieusement de traumatisme à part avec crânien derrière. Les soudaines crises de larmes violentes sans raison apparente m’ont laissé croire que j’avais perdu les pédales. Quand j’ai réalisé que je passais des heures sur le canapé sans rien faire avec la mort dans le cœur je me suis dit que quelque chose clochait. J’avais 20 ans et l’habitude d’être sociable et dynamique. Quelqu’un a brusquement éteint la lumière et depuis j’ai peur du noir. Puis ça s’est installé lentement ou du moins suffisamment progressivement pour que je ne m’affole pas tout de suite. Les crises de larmes, donc. Le canapé. Jusque là je n’avais jamais été une personne angoissée au contraire même j’étais du genre à ne jamais ressentir ni stress ni trac. Deux ans que j’étais à la fac et que j’étais au centre du tourbillon, cours, militantisme, soirées entre potes, déplacement à droite à gauche, on dormira plus tard il faut s’activer. Peur de rien. A part d’être seul peut être. Et puis à 20 ans subitement l’Enfer c’est les Autres il faut construire une muraille des douves et surtout ne plus jamais baisser le pont-levis. La compagnie des autres est devenue insupportable et je pique des colères monstres. Je me souviens d’un repas au McDo où je suis tellement énervé contre ce gars mais je n’ose pas y aller sérieusement alors je lui annonce de but en blanc que je ne le respecte plus, débrouille toi pour comprendre, je serai sarcastique du début à la fin et plus jamais je ne le prendrai au sérieux. Je crois que j’aurais aimé lui cracher dessus et le traiter de pauvre merde mais il y a du monde.

Mes colères sont monstres car petit à petit tout le monde devient monstre à mes yeux. Terminées les soirées. Je ne me sens en sécurité que sur le canapé, quitte à y passer des heures, hébété, à attendre la nuit. Je me souviens de m’être dit ce n’est pas normal ce manque d’énergie. Je me souviens débarquer chez une psy pour lui dire « Je n’ai plus d’énergie. Je ne ressens plus rien. Ce n’est pas normal. » Je n’avais jamais entendu parler sérieusement de traumatisme à part avec crânien derrière. Un choc sur le crâne, on vomit, on se repose et ça passe. Mais un choc sous le crâne ? Ca fait quoi ? J’ai vomi, j’ai attendu sur le canapé, mais ce n’est pas passé.

Subitement j’ai peur de monter sur la poutre. Après des années de gymnastique de pirouettes et d’équilibres, je n’ai plus confiance en mon corps, je ne suis pas sûr que mes muscles me portent. Je passe une année à travailler le saut, à m’acharner sur un simple salto avant, avec le trampoline et non le tremplin, une fois par semaine je viens et je fais un saut simple pendant une heure, j’ai l’impression que je vais mourir si je tente quoi que ce soit d’autre. Un an après, je ne serai même plus capable de faire une vrille sur le saut de cheval car au moment de m’élancer je me vois m’écraser sur l’agrès. Trauma crânien. Je vais mourir si je continue, c’est sûr. J’ai perdu le contrôle sur mon corps et mes muscles au moins une fois, ils ne m’obéissent plus je ne peux plus me fier à eux. J’arrête la gym.

Petit à petit ce ne sont pas que les sentiments qui s’effacent mais aussi les sensations physiques. J’aime quand il fait froid et je me brûle sans arrêt. J’enfonce mes ongles loin dans ma peau. Un soir je me lacère la paume de la main gauche à répétition avec un bout de ferraille qui dépasse de ma canette de bière, méthodiquement, sans m’en rendre compte. Au réveil j’ai la main en sang et des picotements. Tout va bien. Je laisse la faim qui fait gargouiller parce que c’est pas si désagréable puis je mange jusqu’à avoir mal au ventre parce que c’est pas si désagréable. Je découvre l’étrange satisfaction des extrêmes.

La nuit devient une épreuve. Il y a une période où je ferme ma chambre à clé quand je dors car j’ai peur que mon coloc m’assassine dans mon sommeil. Je passe des heures encore les yeux ouverts, épuisé, mais j’ai peur du noir j’ai peur de m’endormir et de ne plus contrôler ni le temps qui passe ni les gens qui sont éveillés. Mon coloc déménage et j’arrête de verrouiller la porte. Mais il faut quand même qu’elle soit fermée. Le moindre bruit hors de ma chambre me fait sursauter. C’est le début des terreurs nocturnes. Il suffit que j’entende quoi que ce soit pour être en état d’alerte, en apnée, même si c’est juste quelqu’un qui va aux toilettes. Quand je vis avec ma copine, je lui demande d’aller vérifier que la porte d’entrée est bien verrouillée dès que j’entends des gens parler dans la rue. Chaque murmure à l’extérieur de ma bulle devient une menace mortelle. Muraille, douves, pont-levis.
Je dors peu et chaque matin je suis un peu plus épuisé. Ma concentration chute, lire ou étudier devient impossible, je refuse de manger autre chose que des navets, jusqu’à ce que la fièvre et l’anémie me terrasse. Bilan sanguin « J’ai cru que vous étiez une veille dame en lisant vos résultats » me confie le médecin, « comment avez-vous réussi à monter les escaliers ? ». Mon corps est carencé, vidé, mes ganglions me font mal et je peux à peine bouger. J’ai 20 ans et la tempête sous le crâne vient de se lever.
La psy me parle d’EMDR. Je cherche sur internet et je suis étonné, je tombe sur des sites de traumatisme et de soldats choqués par la guerre. J’ai pas vécu la guerre. Je suis pas tombé sur la tête. Tout va bien, je crois, je suis juste fatigué.

Je pleure presque tous les jours et je ne sais toujours pas pourquoi. Je vis mal la situation ambiguë avec mon ancien groupe d’amis. Un soir on fait la fête à la maison, Solène est là. Tout va bien. Puis elle me demande si Victor qui passe la chercher peut monter. Je dis non, Solène, je suis fâché, je ne veux plus le voir, il n’a qu’à t’attendre en bas. Elle sourit, ok ok pas de problème. Elle ajoute qu’il veut bien se réconcilier avec moi. Je n’ai rien demandé pourtant. Plus tard la sonnette retentit, c’est sûrement un pote de ma coloc, je vais ouvrir la porte, je me retrouve nez à nez avec lui. J’étouffe. Il me parle, je n’entends rien. Je ne dis rien. Il entre. Je panique. Il est gêné. Il y a un code en bas, comment a-t-il eu le code. Je dis à Solène que je ne veux plus qu’on se voit. Quand ils partent j’ai oublié que mes poumons avaient besoin d’air et je pleure hystériquement, accroché à ma ventoline. Ca ne va plus.
Je continuais naïvement d’espérer que tout irait mieux avec R car je ne suis pas encore fâché et pas encore dégoûté mais un jour ça me frappe et à nouveau je me trouve bête. Je rêve encore de ses ricanements mais aussi de ses cheveux bouclés de quand on avait 14 ans et qu’on était les rois du monde.
J’ai 20 ans, je n’ai plus d’énergie, plus d’amis, plus de souffle. J’ai peur sans arrêt.

A cette époque mon copain est loin, on se parle une fois par semaine sur Skype et à chaque fois je finis en larmes. Je suis nul, je suis faible, j’ai peur et il est rarement sympathique. Je rechigne à me faire des nouveaux amis car la place a été prise puis rendue mais l’emplacement est fermé par un cadenas et j’ai oublié le code. Aujourd’hui j’ai 25 ans et ça n’a pas bougé.
Je déteste mes bras, je dis toujours « je n’ai pas de force dans les bras », mais en vrai j’ai de la force nulle part sauf dans mes ongles qui vont loin dans ma peau. Je commence à détester ma poitrine et bientôt je ne veux plus la voir ni même la sentir ni même rien du tout, elle n’existe plus. Je la déteste, je déteste mes bras et je déteste tout le monde. Mes bras sont faibles et peu fiables. Ma poitrine est responsable du malheur du monde.

Je fais des cauchemars. Souvent. La musique de Pink Floyd me donne la nausée. Mes amis me manquent mais plutôt mourir que de les revoir. Je rêve d’eux. Souvent.
Avec la psy on avance mais pas assez vite à mon goût, j’ai enfin compris que les traumas ne sont pas que crâniens. J’ai compris que je ne pleure pas sans raison, que je n’ai pas peur pour rien.
Mon quotidien change. Je ne supporte plus de sortir dans Lyon, c’est trop fatiguant car je passe mon temps à guetter tout et tout le monde. Je passe mon temps à étouffer. Je déménage. Quatre ans après, je vis toujours loin de Lyon, mais la peur panique revient dès l’instant où je monte dans le train pour m’y rendre.

J’ai 22 ans et je suis loin. J’ai un taff qui me plaît et des nouveaux amis. Je suis un peu plus apaisé et j’essaye de mettre tout ça derrière moi. Je ne suis plus en thérapie. Un jour je me retrouve seul avec un collègue dans une pièce. Il est très chouette et on s’entend bien. Mais soudain une violente angoisse me sert le ventre. Je fixe la porte et je ne l’écoute plus. Craignant la crise de larmes inopinée je prétexte je-ne-sais-plus-trop-quoi et je m’enfuis. Je tremble dans le tramway. Je me sens à nouveau nul. Et tout revient. Les jours suivant, terrassé par la peur et l’anxiété, je m’invente une angine. Et on repart à zéro. Je ferme à nouveau le loquet de ma porte la nuit. Je reste sur le canapé. Plus jamais je ne pourrai rester seul dans une pièce avec un homme, sauf exception.

C’est difficile d’expliquer car déjà c’est difficile d’admettre soi-même qu’on change, que notre qualité de vie se dégrade, je tombe très souvent malade, mes problèmes respiratoires s’aggravent depuis 5 ans, mes anémies sont toujours plus récurrentes, mon cœur bat trop vite et j’ai des extrasystoles. Je mange la peau de mes doigts, je fais de la dermatillomanie, je me gratte jusqu’au sang, j’ai des acouphènes. A présent j’ai aussi de violentes douleurs abdominales régulièrement. Mais surtout, ce qui change, c’est l’anxiété. La peur de l’incontrôlable me tenaille tellement que j’ai commencé à enchaîner les fichiers Excel et les listes pour dompter chaque aspect de ma vie. Je ne supporte plus les surprises. Je sursaute très facilement. Je ne peux plus regarder un film ou une série sans lire un résumé exhaustif au préalable. L’imprévu me frustre et me provoque des crises de panique. Vigilance constante

C’est difficile d’expliquer car j’ai constamment la sensation que les gens vont hocher la tête en disant « oui je comprends » mais n’auront en fait rien compris. Je n’ai pas fait la guerre, je n’ai pas un trauma crânien, par contre il y a bien quelque chose de détruit et d’irréparable.  J’ai mis du temps à prendre au sérieux cette déchirure et à accepter que c’était comme une maladie. J’ai appris les mécanismes du trauma : intrusion, évitement, hyperstimulation. Je les comprends instinctivement mais j’ai encore du mal à les expliquer aux autres.

Quand tu as un nouveau téléphone ou un nouvel ordinateur et qu’il y a une partie de la mémoire déjà prise par des logiciels que tu ne peux pas supprimer ? Mon cerveau c’est pareil : le logiciel traumatique tourne constamment en arrière-plan, je ne peux pas le désinstaller, il prend une place non négligeable et m’empêche d’utiliser l’espace. C’est tou-jours là. Parfois ça déconne particulièrement et je reçois des notifications intempestives. Ca tourne en boucle, encore et encore, jusqu’à écœurement.

Je suis terrorisé par les gens qui ont trop bu, trop fumé ou quoi que ce soit d’autres. Ils deviennent imprévisibles et ça me plonge dans un état de vulnérabilité insurmontable. Et quand je suis vulnérable je ne contrôle plus rien, pas même mes bras. Et je hais ça. Ma propre vulnérabilité est mon pire ennemi. Moi-même je bois de moins en moins.
Je ne supporte plus qu’on me tienne par le poignet.

J’ai arrêté de penser à l’avenir car c’était simplement un nuage noir. Je ne pouvais pas me projeter plus loin que mon planning sur le fichier Excel. Mes rêves d’école d’interprète ont disparu. Je n’avais plus envie de rien, car de toute façon ma mort imminente me paraissait trop envisageable pour penser à autre chose. Je doute de mes capacités. Je doute de mes bras mais aussi de mon cerveau. Je suis convaincu que je suis stupide, que tout n’est que mensonge et illusion et que tout le monde me veut du mal. Je reste méfiant. J’ai arrêté le militantisme.

J’ai l’impression de vivre un nouveau deuil sauf que personne n’est mort. Passé le choc et le déni j’oscille entre colère et dépression, je marchande encore de temps en temps. Puis je repars à zéro, c’est un cycle éternel.
Au tout début la psy m’a demandé de réfléchir à ce que m’évoque la tristesse : rien ne vient.
Mon corps est cotonneux, mon cerveau brumeux, la nuit je rêve qu’on me vole ma couette ou qu’on m’étouffe. Parfois le matin je me réveille et je suis ailleurs, je suis coincé, alors j’arrête de bouger et tant pis pour la fac. J’écoute cette chanson qui dit « You are one of God’s mistake » et c’est exactement ce que j’aurais envie de dire à Victor. « You were someone to whom I could relate. » J’ai follement envie de l’appeler pour l’insulter mais aussi pour lui dire que je l’aime et qu’il me manque et que je veux bien qu’on se réconcilie, pitié que tout redevienne comme avant, qu’on rallume la lumière et j’oublie tout, mais je ne bouge pas car la nausée qui revient, finalement je supprime son numéro de mon téléphone, je bloque tout le monde, c’est une chanson pour dire au revoir.

La semaine dernière je suis allé chez mes parents et dans ma chambre d’ado j’ai remarqué qu’il y avait encore les photos sur les murs. Je les ai déchirées.
Ce qui est très fatiguant en plus de l’hypervigilance c’est le sentiment absolu d’insécurité permanente.

Je ne sais pas si tout peut se raconter, si tout peut s’expliquer, s’il est possible d’exprimer la violence du choc, c’est pire que de s’écraser sur le saut de cheval, c’est un trauma dans le crâne dans les muscles dans le ventre dans le coeur et sur l’épiderme, j’ai tout le squelette qui tremble. Je me sens trahi, une trahison tellement brûlante.
J’ai eu de la chance de tomber sur des soignants compréhensifs. Une généraliste inconnue qui me récupère en larmes, je lui dis que je ne peux plus travailler. Elle me dit que c’est normal, que je ne peux pas toujours être fonctionnel. Je la vois une fois par mois. Elle me dit que j’ai le droit de tuer les gens dans ma tête si ça me fait du bien.
Cette année je vois à nouveau un psy après 3 ans sans thérapie. Il est doux et il comprend tout. Il prend le temps. J’arrive enfin à parler. Je prends aussi rendez vous avec la médecine préventive de la fac et le service handicap. Les gens m’écoutent, me croient et j’obtiens un aménagement. A 20 ans je pouvais pas encore concevoir tout ça, je restais prostré dans le canapé et me demandant ce qui était en train de se passer.
Je pensais dur comme fer que le problème c’était moi. Tout le monde est passé à autre chose, sauf moi. Je dois être le problème.

Je me souviens aussi de cette nuit où Victor tapait derrière la porte, on est resté dans le noir sans parler pendant un long moment mais il n’est pas parti, j’ai supplié les autres de pas le laisser entrer mais elles ont culpabilisé « on va pas le laisser toute la nuit sur le palier il dormira dans la cuisine ». Il a dormi sur le sol de la cuisine. J’ai mis du temps à m’endormir, paralysé au moindre bruit.
Quand la violence débarque sans préavis, ça déboussole. J’ai jamais retrouvé le nord. Ca a jailli d’un coup, de manière incompréhensible.

C’est ma première psy qui m’a parlé de traumatisme, d’agression, du mot tabou (v-i-o-l), elle m’a dit c’est pas normal c’est interdit c’est un crime. Ma tête le savait déjà mais tant qu’on en parle pas ça n’existe pas. Je me souviens avoir pensé à la police. Je me souviens m’être dit non je les aime, ce sont des amis, je ne veux pas les embêter. Je ne veux pas que mes parents sachent, que tout le monde sache. Je veux que tout continue comme avant.
J’ai lu des témoignages. Des filles qui vont à la police et on leur demande « est ce que vous avez crié ? » et je me suis dit que je ne saurais pas répondre à cette question car je ne me souviens plus si j’ai crié. Je crois que oui. J’avais l’impression de crier mais je ne sais pas si mes poumons ont suivi ou si, comme mes bras, ils se sont résignés. Le cri est coincé à tout jamais et à 20 ans j’ai envie de hurler tout le temps. Les choses dont on est pas sûr finissent par croupir à l’intérieur parce qu’on a beau tenter de se repasser le film la bande saute et ça grésille toujours aux mêmes endroits. Alors on sait pas et c’est dur d’avancer quand le passé est plein de zones d’ombres. Parfois je m’y attarde et c’est la panique. Je dois me résigner car je n’aurai jamais toutes les réponses à toutes mes questions.

Je continue à paniquer quand je vois quelqu’un qui leur ressemble. J’ai toujours des crises de larmes quand je lis certains mots ou quand j’entends une musique. Il  y a tellement de choses inattendues qui vont provoquer une terreur soudaine et violente. Tout est devenu violent.

Il parait que je suis tout poreux en dedans. Que j’ai du mal à tisser des liens. Pourtant ça va mieux. J’arrive parfois à surmonter la peur. Récemment, j’ai réussi à être triste. Je chante « I wanna get better » fort dans ma chambre et j’y crois. J’apprends à m’exprimer et à raconter tout ce qui se passe dans ma tête. I’m gonna get better, mais ce sera sans doute toujours là.

[Pardon pour ce ci long machin. J’ai essayé d’expliquer et j’ai l’impression d’en avoir tant laissé de côté]

 

Le consentement, cette vaste fumisterie

[CW : cet article parle de violences sexuelles, agressions, viol, sexe, propos violents etc]

Bon, j’avoue, le titre est un peu provocateur. Mais je le pense sincèrement.
S’il y a une base en matière de féminisme, c’est bien celle du consentement. Quand on lutte contre la culture du viol, on insiste toujours énormément sur le sacro-saint consentement. Nous avons dépassé le dicton qui dit « qui ne dit mot consent » pour rappeler qu’au contraire, qui ne dit mot n’a pas consenti. Nous aimerions qu’en cas d’agression sexuelle, ce ne soit pas la victime qui soit obligée de prouver qu’elle n’a pas consenti, mais au coupable de prouver que sa victime a bel et bien consenti. Ce serait une belle avancée, et c’est déjà le cas dans certains endroits.
Personnellement je trouve ça chouette mais on va pas se mentir, le problème est bien plus profond que ça.

Pour info, je vais à présent parler de manière très binaire et hétérocentrée, pour des questions de clarté à la lecture et aussi car l’immense majorité des violences sexuelles sont commises par des hommes sur des femmes. Cependant je le rappelle, les coupables et les victimes sont multiples.

 

 

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Consentement et passivité

Le premier problème à mes yeux, c’est que c’est systématiquement la même histoire : « a-t-elle consenti ? A-t-elle dit oui ? ». Homme propose, femme dispose. J’aimerais qu’un jour on demande « A-t-elle initié le rapport ? C’était son idée à elle ? ». Il parait donc logique que c’est toujours à la femme de consentir. Consentir, ça veut dire « accepter que quelque chose se fasse », d’après le Larousse. Ce n’est même pas « accepter de faire quelque chose ».

On vit donc dans une société où on se demande si les femmes acceptent que les choses se passent, et pas si ce sont elles qui prennent des initiatives. J’estime qu’à partir du moment où on se pose la question « a-t-elle dit oui ? » c’est déjà l’aveu qu’il y a un truc qui cloche, puisque qu’on part du principe que c’est forcément lui qui a désiré l’action et qu’elle n’avait qu’à dire oui ou non.

Viol =/= Sexe

J’ai souvent vu ou lu que, attention, le viol n’est pas du sexe, mais uniquement de la violence.

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Ce qui me met dans la plus profonde confusion car soyons honnête : le viol concerne quand même BEAUCOUP le sexe. Affirmer le contraire est assez aberrant, car au delà du fait qu’un viol n’est pas toujours violent, beaucoup de viol commencent par… du sexe. Parfois même consenti. Par ailleurs, ça met de côté toutes les fois où on a accepté que sexe se passe, par peur, par flemme, par stratégie, par automatisme, par désespoir, j’en passe et des meilleures. Ca passe sous silence le fait que le sexe en soi peut être violence. Ca oublie les fois où nous n’étions nous-mêmes pas sûr.es de vouloir mais que tout s’est passé si vite, ou celles qui ne se sont pas passées comme nous l’aurions souhaité mais que nous n’avons pas osé protester.

Penser qu’il y a une limite claire entre la simple partie de jambe en l’air et le viol,  c’est assez loin de la réalité. Autant je déteste quand les agresseurs se dédouanent en parlant de « zone grise », autant je pense qu’elle existe réellement, pour l’avoir fréquentée 75% du temps. Tout, dans la culture du viol, joue sur le flou. Tout, dans la façon de se comporter au lit de certains mecs, joue sur le flou. Tout, dans notre perception de nous-mêmes en tant que victimes, joue sur le flou. Nous demander, dans ce contexte, de théoriser constamment sur du net et précis, c’est quasi mission impossible. (Je précise que ceci ne doit jamais ô grand jamais servir à dévaloriser quelqu’un qui dit avoir subi un viol, au contraire)

 

Une conception psychonormative

Partir du principe que le consentement suffit, c’est jeter sous le bus les personnes pour qui dire non relève du parcours du combattant. Par exemple, les personnes qui ont des troubles psy ou une neuroatypicité. A titre personnel, entre les traumatismes, mes périodes d’hypersexualité pathologique, ma haine de moi-même, le fait que je sois incapable d’écouter mon corps, ma consommation d’alcool en soirée pour « tenir le coup », la soumission intériorisée, le fait qu’on ne m’ait jamais appris à dire non aux gens, la peur constante d’être violé, et l’envie d’être validé par les hommes, j’ai conscience d’avoir longtemps été une cible idéale.
J’insiste sur la peur constante du viol, car paradoxalement c’est cette peur qui nous pousse à dire oui, afin d’éviter le viol, même quand on en pas spécialement envie. C’est le serpent qui se mort la queue, hein ? Ayant été abusé dès l’âge de 11 ans, quand quelques années plus tard j’ai commencé être sexuellement active de mon plein gré, le plus sûr restait de dire oui à tout le monde, pour éviter les problèmes mais aussi pour chercher une sorte de normalité, d’équilibre dans ma sexualité (« j’ai dit oui donc tout va bien, je gère »), ainsi que pour m’assurer que les hommes voulaient encore de moi, car c’est ça qui est important n’est ce pas. Et je sais que c’est un phénomène courant parmi les jeunes victimes.
J’insiste aussi sur la haine de soi, car dire oui à quelqu’un qui ne nous attire pas, comme pour se punir, ça arrive aussi. Quand on est dans un cercle vicieux où on ne sait plus pourquoi on fait ce qu’on fait, qu’on se laisse persuader qu’on est une fille facile, une nympho, une salope, un simple objet, un « vide-couille », alors on continue d’essayer de se le prouver car après tout, on ne mérite pas vraiment mieux. Quitte donc à consentir et s’anesthésier pendant l’acte.
Pourquoi je parle de ça ? Car on considère que toutes les personnes qui consentent le font en étant bien dans leur tête et dans leur corps, en conséquence on donne une valeur énorme à leur « oui », ce qui à posteriori leur enlève le droit d’avoir mal vécu le rapport et/ou d’être malgré tout sous le choc.

Le consentement, ce mot magique

On entend parfois « les nanas qui se plaignent de viol c’est juste qu’elle ont fait du sexe et ont regretté ». Ce à quoi des féministes répondent « Non, pas du tout, ce n’est pas du regret ». Et pourquoi ? Pourquoi on ne peut pas dire que oui, peut-être, mais ça n’invalide pour autant leur plainte ? Oui, parfois on regrette, c’est la vérité. On regrette car dans beaucoup de rapports sexuels il y a aussi rapport de domination, et que tout ne se passe pas toujours comme prévu. Oui, parfois on regrette car on n’a jamais dit qu’on était d’accord pour tel ou tel acte, et pourtant l’autre ne s’est pas gêné. Quand on est pas un mec cis, passer au lit avec un mec cis est très souvent risqué. J’ai souvent eu l’impression de me retrouver face à quelqu’un qui entre dans une arène et cherche à montrer qu’il est le meilleur gladiateur.

Ce que je trouve flippant c’est qu’il existe dix milles raison de « consentir » à un rapport sexuel sans réellement le vouloir, et au moins dix milles autres raison de le vivre mal, mais à partir du moment où on a répondu OUI à la sainte personne qui nous a demandé gentiment « souhaites tu copuler » (>> en vrai ça se passe rarement ainsi), alors hop tout est effacé, le consentement y est donc c’est fini affaire classée. Plus question d’analyser les rapports de pouvoir.
Pour un autre exemple rapide, combien de fois on a entendu cet argument que les ados de moins de 15 ans étaient en capacité de consentir librement avec des adultes, ce qui est évident, alors que la vraie question c’est : pourquoi un.e adulte veut-il avoir un rapport avec un.e ado de moins de 15 ans ? Peut être que si on posait plus souvent la question à l’envers, on se rendrait plus facilement compte de tout le glauque qui se cache sous les draps. « Pourquoi voulait-il coucher avec elle ce soir là ? Est ce parce qu’elle a une réputation de fille facile ? Pourquoi voulait-il absolument un rapport anal ? Pourquoi n’est-il pas rentré à 22h au lieu d’attendre la fin de soirée ? Pourquoi lui a-t-il resservi trois fois un vodka-coca ? Pourquoi n’a-t-il pas attendu qu’elle lui propose un truc ? Pourquoi pourquoi pourquoi ?  »

 

Je ne veux plus avoir à accepter que chose se passe. Je ne veux plus avoir à demander si « elle a dit oui » car c’est déjà preuve que ça ne va pas. Je ne veux plus qu’on vive dans la poisse des regrets et la culpabilité d’avoir dit oui. Je veux qu’on prenne en compte que si le non vaut de l’or, le oui est toujours à prendre avec des pincettes.
Tout ça, ce sont des miettes que la culture du viol veut bien nous céder.

 

 

Le Coq

[Attention, ce texte parle de violences conjugales – TW]

C’était bientôt l’heure du dîner et nous étions invités chez des amis. Moi je me faisais beau, costume et chaussures cirées, un peu de laque sur mes cheveux et du parfum, du vrai parfum d’homme. Je me trouvais bien dans le miroir, avec mes dents blanches – vous voyez ? C’est grâce à la bicarbonate de soude – et puis ma peau bronzée – ça c’est la montagne.

Je suis coquet, on me le dit souvent. Mais je n’aime pas trop ce mot, c’est trop féminin, et puis il y a coq dedans, est-ce que j’ai l’air d’un coq moi ?

Pourquoi c’est arrivé ce soir là précisément ? Je ne sais pas trop, pourtant au départ tout avait l’air normal. Attendez, j’essaye de me rappeler.

Edwige est entrée dans la salle de bain pour se maquiller. En la regardant, j’ai remarqué que là, vers ses yeux, il y avait des plis. Bon c’est vrai on s’approche de la cinquantaine, mais moi je prends soin de ma peau vous voyez, chaque mois j’ai un petit budget qui me permet de ralentir la vieillesse. Non pas que je regrette mes vingt ans mais je fais un effort quoi !

Edwige s’est brossé les cheveux et est allée aux toilettes. Sur la brosse, parmi les cheveux bruns, j’ai vu des cheveux blancs. Combien de fois, combien de fois lui ai-je dit qu’il existait des teintures pour camoufler tout ça ? Elle ne veut rien entendre, elle est têtue vous savez, moi je peux pas lutter. A travers la cloison je l’entendais faire pipi alors j’ai dit quelque chose comme « Edwige je t’entends faire pipi c’est dégoûtant. » Elle n’a pas répondu. Après m’être rasé je suis retourné dans la chambre. Elle était là, me tournant le dos, en sous-vêtements, face au placard. Elle m’a dit « Benoit, je sais pas trop quoi mettre… » Moi j’avais envie de lui dire que rien ne lui irait de toute façon, je voyais ses cuisses énormes et je me demandais comment je pouvais encore partager mon lit avec un corps pareil. Elle n’est pas grosse, non, mais elle s’affaisse. Moi je vais au club de sport chaque semaine, je m’entretiens. Elle ne fait même pas l’effort. Mais je n’ai rien dit, hein, parce qu’une fois je lui ai fait une remarque de ce style, elle s’était mise à pleurer et moi je m’étais mis en colère et j’avais fini par la gifler ; certes ça avait été efficace, elle s’était calmée mais je vais pas le faire tous les jours non plus, et puis Laurent et Françoise nous attendaient.

Je lui ai dit « J’en ai rien à faire, dépêche toi ! » Avant elle était sexy, ça oui, et coquine aussi. Et puis avec le temps, elle est devenue juste fade. En fait elle a l’air vieille. Et moi je peux pas lutter. Elle a enfilé une robe au hasard, elle était encore de mauvaise humeur ça se voyait, avec son petit air chagrin, là. Ce qui m’embête c’est qu’elle croit que mon amour pour elle est acquis, qu’elle n’a plus besoin de me montrer qu’elle me mérite encore. Elle s’est retourné vers moi et avec un pauvre sourire elle a soufflé « T’est jamais gentil, hein… »

Et là. Là, j’ai remarqué. Sur sa dent, la dent du haut, comment ça s’appelle… Oui l’incisive. Celle de droite. Y’avait du rouge à lèvre. Même pas foutue de se maquiller correctement. Je vous l’ai dit, je peux pas, je peux plus lutter.

 

Alors oui, voilà, c’est ça, je l’ai tuée parce qu’elle avait du rouge à lèvres sur les dents.

 

Et toi, tu fais frémir qui ?

[Attention : ce texte parlant de violences sexuelles peut être angoissant]

 

Qui espère secrètement ne jamais te recroiser et qui a changé d’itinéraire pour t’éviter ? Qui pense à toi parfois le soir et suffoque ? Qui serre les dents tous les jours à ton contact ? Qui regarde des vieilles photos de toi une boule dans la gorge ?

Est-ce que tu t’es déjà posé la question ne serait-ce qu’une fois ? Es-tu persuadé d’avoir toujours respecté ses limites ? Es-tu sûr d’avoir toujours su t’arrêter quand il le fallait ? Penses-tu avoir suffisamment été à l’écoute, tout le temps, à chaque fois ?

Qui sursaute en entendant ton prénom ? Qui a peur de passer dans cette rue ? Qui évite d’écouter cette musique à cause de ton souvenir ? Qui a la nausée quand tu lui dis bonjour ? Qui a le cœur qui palpite quand on lui demande ce que tu deviens ? Qui refuse de venir ce soir parce que tu seras là ?

Est-ce que tu t’es déjà demandé si c’était vraiment judicieux de baisser ton froc là tout de suite maintenant ? Est-ce que ça en vaut la peine ? Est-ce que c’est elle qui a initié le truc cette fois-ci ou bien comme d’habitude elle suit le mouvement en silence ? Est-ce que tu lui as demandé si ça allait ?

Qui craint encore le grand méchant loup ? Qui se révulse en sentant un parfum similaire au tien ? Qui pleure en se rejouant le film encore et encore ? Qui passe la journée dans son lit écrasé par le poids de tes gestes ? Qui se tord les mains, paralysé par l’insomnie et les mauvais rêves ? Qui réagit de manière virulente quand on t’évoque ?

Est-ce que t’es sûr qu’elle a dit oui ? A tout ? Est-ce que tu t’es assuré qu’elle est en état de faire quoi que ce soit ? Au moins plus que toi ? Est-ce qu’elle n’a pas pleuré sur ton épaule y’a quinze minutes ? Est-ce que c’est le moment de glisser ta main sous son T-shirt ?

Qui frappe contre le mur car t’es pas là pour prendre les coups que tu mériterais ? Qui sourit l’air absent parce que son cerveau est plein des fragments de ce que tu as brisé ? Qui. Qui. Qui as-tu traumatisé sans même t’en rendre compte ? Au détriment de qui es-tu en train d’avancer dans ta vie ?

Est-ce que tu t’es déjà demandé si c’était pas trop long, trop brusque, trop soudain, trop rapide, trop égoïste ? Est-ce que t’as déjà demandé « qu’est ce qui te ferait plaisir ? » ? Est-ce que t’as déjà demandé « t’es sûre que tu veux ? » ? Deux fois ? Est-ce que tu l’as regardée droit dans les yeux, est-ce qu’elle t’a souri sincèrement ?

 

Et toi, tu fais frémir qui ? C’est laquelle, hein, c’est laquelle qui te fuis mine de rien ? C’est laquelle qui un jour peut-être t’explosera à la figure pendant que tu joueras l’étonné ? C’est laquelle que tu assumes moyen, mais que tu as déjà oubliée en te disant que c’était sympa mais pas exceptionnel ? Allez cherche. Y’en a forcément un.e.