Le Coq

[Attention, ce texte parle de violences conjugales – TW]

C’était bientôt l’heure du dîner et nous étions invités chez des amis. Moi je me faisais beau, costume et chaussures cirées, un peu de laque sur mes cheveux et du parfum, du vrai parfum d’homme. Je me trouvais bien dans le miroir, avec mes dents blanches – vous voyez ? C’est grâce à la bicarbonate de soude – et puis ma peau bronzée – ça c’est la montagne.

Je suis coquet, on me le dit souvent. Mais je n’aime pas trop ce mot, c’est trop féminin, et puis il y a coq dedans, est-ce que j’ai l’air d’un coq moi ?

Pourquoi c’est arrivé ce soir là précisément ? Je ne sais pas trop, pourtant au départ tout avait l’air normal. Attendez, j’essaye de me rappeler.

Edwige est entrée dans la salle de bain pour se maquiller. En la regardant, j’ai remarqué que là, vers ses yeux, il y avait des plis. Bon c’est vrai on s’approche de la cinquantaine, mais moi je prends soin de ma peau vous voyez, chaque mois j’ai un petit budget qui me permet de ralentir la vieillesse. Non pas que je regrette mes vingt ans mais je fais un effort quoi !

Edwige s’est brossé les cheveux et est allée aux toilettes. Sur la brosse, parmi les cheveux bruns, j’ai vu des cheveux blancs. Combien de fois, combien de fois lui ai-je dit qu’il existait des teintures pour camoufler tout ça ? Elle ne veut rien entendre, elle est têtue vous savez, moi je peux pas lutter. A travers la cloison je l’entendais faire pipi alors j’ai dit quelque chose comme « Edwige je t’entends faire pipi c’est dégoûtant. » Elle n’a pas répondu. Après m’être rasé je suis retourné dans la chambre. Elle était là, me tournant le dos, en sous-vêtements, face au placard. Elle m’a dit « Benoit, je sais pas trop quoi mettre… » Moi j’avais envie de lui dire que rien ne lui irait de toute façon, je voyais ses cuisses énormes et je me demandais comment je pouvais encore partager mon lit avec un corps pareil. Elle n’est pas grosse, non, mais elle s’affaisse. Moi je vais au club de sport chaque semaine, je m’entretiens. Elle ne fait même pas l’effort. Mais je n’ai rien dit, hein, parce qu’une fois je lui ai fait une remarque de ce style, elle s’était mise à pleurer et moi je m’étais mis en colère et j’avais fini par la gifler ; certes ça avait été efficace, elle s’était calmée mais je vais pas le faire tous les jours non plus, et puis Laurent et Françoise nous attendaient.

Je lui ai dit « J’en ai rien à faire, dépêche toi ! » Avant elle était sexy, ça oui, et coquine aussi. Et puis avec le temps, elle est devenue juste fade. En fait elle a l’air vieille. Et moi je peux pas lutter. Elle a enfilé une robe au hasard, elle était encore de mauvaise humeur ça se voyait, avec son petit air chagrin, là. Ce qui m’embête c’est qu’elle croit que mon amour pour elle est acquis, qu’elle n’a plus besoin de me montrer qu’elle me mérite encore. Elle s’est retourné vers moi et avec un pauvre sourire elle a soufflé « T’est jamais gentil, hein… »

Et là. Là, j’ai remarqué. Sur sa dent, la dent du haut, comment ça s’appelle… Oui l’incisive. Celle de droite. Y’avait du rouge à lèvre. Même pas foutue de se maquiller correctement. Je vous l’ai dit, je peux pas, je peux plus lutter.

 

Alors oui, voilà, c’est ça, je l’ai tuée parce qu’elle avait du rouge à lèvres sur les dents.

 

Un heureux promeneur

Ils lui ont dit qu’ils voulaient un tableau assez simple, un tableau heureux, un portrait pourquoi pas. Ce sera pour accrocher dans le salon, donc quelque chose de passe-partout, pas dans le genre Picasso. Le peintre a l’habitude de ce genre de demande et sait exactement ce qui leur plaira.

Comme à chaque fois, il commence à esquisser la silhouette d’un homme en manteau et pantalon. Ses gestes sont précis, il maîtrise chaque coup de pinceau. Il attrape le vert et attaque la pelouse, fait des nuances, quelques petites fleurs blanches, ce sera un tableau bucolique avec un homme heureux qui se promène. Le ciel est bleu, il y a même des oiseaux, on pourrait presque sentir l’odeur de la campagne. C’est simple, c’est banal, ça n’a aucune résonance.

Le manteau de l’homme sera gris, décide le peintre. Sur sa palette, il dose le noir, puis le blanc. Il trempe son pinceau dans le mélange et l’approche de la toile. Mais à mi-chemin, il est pris d’un hoquet soudain, et tâche de gris un morceau de ciel bleu.

Il recule, surpris et effrayé. Voilà qui ne lui était jamais arrivé. Il contemple la catastrophe et essaye de se rassurer. C’est simplement un nuage venu assombrir le tableau. Peut-être va-t-il bientôt pleuvoir, l’homme devrait se dépêcher de terminer sa promenade. Mais le peintre est mécontent, ce n’est plus vraiment un tableau heureux et innocent si l’orage menace. Pourtant, il a réalisé ce tableau des dizaines de fois, comment a-t-il pu le gâcher ainsi ? Agacé, il laisse tomber son pinceau dans la peinture, qui éclabousse la toile. Il ne manquait plus que ça, ces petites gouttes noires un peu partout.

Le peintre prend alors son pinceau le plus fin, et transforme les gouttes en points, traits et croix, façonnant des tourbillons de barbelés. A présent, l’homme se promène dans un champ de barbelés. Énervé, le peintre barbouille de marron l’herbe verte, maintenant l’homme patauge dans la gadoue d’où émergent ça et là des touffes d’herbe. Bon, tant qu’à faire, autant rajouter des nuages, et aussi de la pluie. Le peintre s’y atèle avec excitation, comme s’il transgressait pour la première fois une règle imposée par lui-même. Puisqu’il pleut, l’homme a besoin d’un parapluie. Mais dans son élan, le peintre trace un manche bien trop épais. Ah, qu’à cela ne tienne, ce sera donc un fusil ! Oui, voilà, l’homme est un chasseur. Le peintre devient frénétique, et ses gestes s’enchaînent, il ne réfléchit plus. Il finit par rajouter une baïonnette au fusil, quelle bonne idée, il mélange le vert au gris pour faire du kaki et métamorphose le promeneur rêveur en soldat sanguinaire. Les oiseaux deviennent des avions de chasse ou des obus, du rouge est réparti généreusement sur les touffes d’herbes, on commence à apercevoir au loin des cadavres, de la fumée, une maison qui brûle.

Tout à coup, le peintre est épuisé, il a donné tout ce qu’il avait. Il regarde son tableau, fier de lui. C’est magnifique, la guerre a complètement ravagé la campagne propice à la promenade. Cependant, il manque quelque chose. Le visage du promeneur soldat est resté blanc. Il s’applique alors à faire les yeux, le nez, les reliefs. Puis il se souvient que les gens qui ont passé commande ont demandé un tableau heureux et dessine au soldat un sourire radieux.