« After all, I was a ‘female’ and a ‘yid’ to boot »

Quand j’ai commencé à m’intéresser aux approches genrées de l’Holocauste, ce que j’ai trouvé très ironique au niveau de l’historiographie, c’est la résistance dont ont fait preuve certains chercheurs et universitaires. Globalement, jusque dans les années 80, l’étude de l’Holocauste était très générale, puis elle a commencé à s’intéresser petit à petit à des sous-catégories plus précises, comme par exemple le rôle des Conseils Juifs, la collaboration locale, le négationnisme, la résistance juive… et le gender (oui, vous pouvez trembler, c’est terrifiant).

Par exemple cette citation de Henry Huttenbach en 1988 résume parfaitement l’état d’esprit de ceux qui étaient contre la recherche genrée. Je précise que le gars est docteur en histoire, qu’il coédite le Journal of Genocide Research, il publie, bref il connait le sujet:

To segregate [Jewish women] from the male victims is not only to distort reality by pretending there was a distinct ‘female’ experience of the Holocaust but to create an ahistoric category of genocide that not only never took place but according to common sense probably never will take place, no matter what exaggerated fears feminists might harbor.

Tintintin. Alors je dis pas, peut-être que le gars est revenu sur ces propos depuis, j’ai pas vérifié, mais c’est juste pour montrer la nature des contre-arguments à une approche genrée soulevés dans les années 80-90. Not cool, Huttenbach :/

Si on résume, parler spécifiquement des femmes pendant l’Holocauste ce serait (selon lui et d’autres, oui je te regarde droit dans les yeux Lawrence Langer):

  • Établir une hiérarchie parmi les victimes (non)
  • Agir en fonction de l’agenda féministe
  • Etre anachronique (car comme chacun sait les femmes et le féminisme sont nées en 1968 environ)
  • Détourner l’Holocauste

 

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Deux femmes se promenant dans le ghetto de Varsovie

Alors qu’en réalité les chercheuses (oui je mets au féminin parce que ce sont en majorité des femmes) qui ont commencé à parler de genre ne le faisaient pas spécialement pour l’agenda féministe mais juste parce que la plupart des recherches s’effectuaient sur des témoins masculins, considérés comme universels. C’est encore un peu le cas aujourd’hui, quelles femmes connait-on ou étudie-t-on ? Sophie Scholl ou Lucie Aubrac à la limite (et vous remarquerez tout de même qu’elles ne sont pas juives), mais on nous fait lire surtout Primo Lévi, Eli Wiesel ou Jorge Semprun (-> qui sont bien par ailleurs, mais ceci n’est pas la question). On connait Jean Moulin, il est très chouette, mais on ne trouve rien sur les Carmagnoles, un groupe armé à Lyon avec des femmes juives qui faisaient exploser aussi bien des voies ferrées que des allemands.
S’intéresser aux témoignages féminins, ça a aussi permis de discuter de sujets jusque là complètement ignorés : les avortements, les grossesses, la maternité, les agressions sexuelles, la répartition genrée des tâches qui subsiste etc. Et donc heureusement, des spécialistes telles que Dalia Ofer, Lenore J. Weitzman, Myrna Goldenberg, Elizabeth Baer, Zoë Waxman, Judith Greenberg, Nechama Tec, Sonja Hedgepeth, Rochelle Saidel, Beverley Chalmers et encore plein d’autres se sont penchées sur toutes ces questions, et à ce stade il me semble important de préciser que la majorité sont donc des femmes juives, coïncidence je ne crois pas.

 

Qu’on soit bien d’accord : parler de privilège masculin des hommes juifs pendant la Shoah serait grotesque, et il n’est pas question de ça. Par ailleurs ils me semble important de noter que ceux qui asseyaient le plus leur domination masculine, c’était les Nazis, les collabos locaux ainsi que les résistants non-juifs. N’oubliez pas que les Nazis visaient les personnes juives indépendamment du genre et donc que il n’y avait pas de mieux ou moins bien lotis à ce niveau là. Il y avait juste des différences de traitement.
L’argument comme quoi s’intéresser aux questions de genre pendant la Shoah serait « anachronique » est particulièrement malhonnête. Alors en effet les femmes juives n’ont pas fait de révolution féministe entre 33 et 45, je vous l’accorde, néanmoins elles étaient relativement consciente d’être des femmes et de ce que ça impliquait: nous l’allons montrer tout à l’heure.

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Un groupe de femmes dans le ghetto de Chrzanow

Alors voilà maintenant que vous avez un petit aperçu du fait que les hommes tremblent à l’idée qu’on puisse s’intéresser aux expériences des femmes (okay je caricature un peu), on va parler de quoi du coup ? D’une part de ces expériences globales des femmes juives pendant la Shoah, de l’autre du cas particuliers de la résistance. Je précise que ce sera pas exhaustif parce que sinon ce serait très long donc je vais juste aller aux informations que j’estime essentielles. Je vais me concentrer sur les victimes et précisément sur les femmes juives, donc partez du principe que si je précise pas « allemand.e », « soviétique », « goy » ou autres fantaisies de ce genre, c’est bien que je parle de personnes juives. Cependant il y a aussi des travaux intéressants sur les femmes non-juives ainsi que sur les femmes coupables mais c’est pas de ça dont on va parler.

Oui, il existe une expérience genrée de l’Holocauste

Tout d’abord quand on parle d’expérience genrée, je précise que c’est pas par essence mais bien par construction sociale. C’est à dire que si les femmes juives ont eu plus tendance à rester près de leur famille plutôt que de fuir seules, c’est parce que c’est un rôle qu’on leur a inculqué et des attentes qu’on a d’elles, mais enfin vous verrez y’aura pas grand chose de nouveau en vérité.

Des stéréotypes bien tenaces

Alors évidemment la communauté juive en Europe était patriarcale avant, pendant, après la guerre, comme environ tout le reste de la société. Cela a eu plusieurs conséquences, dès le départ, bien que différentes selon les zones géographiques. En Allemagne par exemple, où les juifs étaient plutôt assimilés, les hommes étaient plus à même de faire partie intégrante du monde extérieur et non-juifs, car ils travaillaient, avaient des contacts extérieurs, connaissaient les codes etc., contrairement aux femmes qui étaient plus cantonnées à la maison et donc plus isolées (ça vous en bouche un coin, je parie). Par contre, et c’est là où c’est étonnant de manière non sarcastique, plus à l’Est (c’est à dire vers la Pologne et au-delà), c’était globalement l’inverse. La communauté juive étant moins assimilée, c’est généralement les femmes qui avaient plus de contacts avec l’extérieur et plus de connaissances linguistiques et culturelles soit parce que les jeunes filles devaient travailler (because la pauvreté), soit parce que les petites filles allaient dans des écoles non-juives alors que les petits garçons allaient à l’école religieuse. Pourquoi c’est important ? On en reparlera quand on abordera la résistance.

Comme dès 1933 ça a commencé à être galère pour les Juifs en Allemagne, un certain nombre ont commencé à fuir, puis à se cacher. A ce moment là, ça semblait encore un peu improbable que les Nazis s’en prennent aux femmes et aux enfants, du coup les femmes ont moins anticipé la suite des événements (c’est pas de leur faute, hein). Après la Nuit de Cristal en Novembre 1938 où on bon nombre d’hommes ont été déporté et où la panique a vraiment commencé à prendre une autre dimension, les Kindertransporten ont débuté, c’est-à-dire l’évacuation des enfants Juifs Allemands vers principalement le Royaume-Uni. Mais encore une fois, les femmes ne se sont pas trop inquiétées pour elles, protégeant d’abord leurs maris et leurs enfants. Si on prend l’exemple de la Rafle du Vel d’Hiv à Paris en juillet 1942, un nombre disproportionné de femmes et d’enfants ont été arrêtés par rapport aux hommes, car ne pensant pas être raflées elles n’ont pas été mises en sécurité.
Petit détail : les lois sur les mariages mixtes en Allemagne dépendent du genre. Un couple homme juif-femme goy est bien plus en tort qu’un couple homme goy-femme juive.

Ensuite ça a été l’escalade, avec notamment la création des ghettos en Europe de l’Est et le début des massacres de masse. Dans les ghettos, la vie s’organise, et dans chacun d’entre eux est créé un « Judenrat » par les Nazis. Kézako ? C’est tout simplement un Conseil Juif, qui est chargé de gérer pas mal d’aspects, que ce soit au niveau administratif jusqu’à la distribution des vivres (selon les ghettos). Les Conseils Juifs étaient quasi exclusivement masculins pour la simple et bonne raison que ce sont les Nazis qui les forment et qu’eux non plus n’étaient pas très progressistes. La seule exception notable est le ghetto de Bratislava (Slovaquie) où Gisi Fleischmann eu un rôle essentiel. Cela dit, les femmes juives étaient assez actives dans diverses organisations, que ce soit au sein de groupes Communistes ou Socialistes, au Bund, dans les mouvements sionistes (certains étant exclusivement féminins comme la WIZO) ou parmi les scouts.

 

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Quatre jeunes femmes dans le ghetto de Sosnowiec.

Abordons les sujets plus sensibles

Certains ghettos étaient destinés à l’exploitation de la force de travail, comme par exemple celui de Lodz (Pologne). D’autres n’étaient que des lieux de transit avant les camps d’extermination. Les camps de concentration étaient eux aussi utilisés pour fournir de la main d’oeuvre gratuite à des entreprises allemandes ou locales. Le camps d’Auschwitz-Birkenau avait cette particularité d’être un mélange des deux, à la fois camps de concentration et d’extermination. A l’entrée, une sélection avait donc lieu entre les personnes considérées comme aptes au travail et celles qui ne l’étaient pas et qui dont étaient envoyées directement aux chambres à gaz. Les femmes étaient autant exploitées pour le travail forcé que les hommes, à l’exception près (et pas des moindres) des mères, surtout d’enfants en bas âge, qui avaient bien plus de chance d’être sélectionnées pour le gazage. De la même façon, la liquidation des ghettos s’est faite petit à petit, c’est-à-dire que par vague les personnes « non apte au travail » étaient déportées, et dans ce cas de figure-ci, les mères de jeunes enfants étaient aussi envoyée à la mort. Car la responsabilité des enfants est fortement associée à la mère, c’est elles qu’on condamnait directement à mort, et non les pères. Cependant il est important de rappeler quelques petites choses ici: beaucoup de mères ont été envoyées dans les chambres à gaz car elles ne voulaient pas se séparer de leurs jeunes enfants. Mais elles seules étaient mises devant ce dilemme, ce n’était pas le cas de leurs maris, et par ailleurs beaucoup de femmes témoignent que les hommes se sacrifiaient beaucoup moins souvent pour leur famille. On ne sait pas si c’est vrai et si c’est vérifiable, mais en tout cas c’est l’impression qui leur était donnée. Il serait donc facile de penser « elles n’avaient qu’à abandonner leur(s) enfant(s) pour survivre » sauf qu’évidemment c’est déjà plus facile à dire qu’à faire, ensuite la majorité ne savait pas qu’en refusant de se séparer de leur enfant elles allaient vers la mort. Les conditions n’étaient pas du tout posées, c’était généralement des moments de paniques, de stress intense, où elles devaient prendre une décision en quelques secondes, et beaucoup ignoraient tout des tenants et aboutissants de la solution finale. Il est arrivé au moins une fois qu’un groupe d’environ 600 mères arrivant à Auschwitz depuis Theresienstadt ait eu à faire ce choix en sachant pertinemment que rester avec leurs enfants équivalait aux chambres à gaz. Seulement deux de ces femmes ont choisi de se séparer de leurs enfants.
Il en va de même pour les femmes enceintes, qui du coup n’étaient pas considérées « aptes au travail ». Dans beaucoup de ghettos, les Nazis obligeaient les femmes à avorter, sous peine d’être déportées. L’histoire de Gisella Perl, gynécologue et juive, mérite d’être connue: déportée à Auschwitz, elle sera assignée à assister les médecins du camps. Elle a tenté de sauver des centaines de femmes en les avortant ou faisant accoucher secrètement, afin qu’elles ne soient pas assassinées ou utilisées comme cobayes par le terrible Dr Mengele, tristement connu pour avoir torturé des milliers de juifs pour des « expérimentations médicales ».
Tout le domaine de la maternité a été un réel traumatisme pour de nombreuses femmes qui ont été dans les camps, car un certain nombre ont perdu un (ou des enfants), ont été stérilisées ou ont subi un avortement forcé. A cause de la sous-alimentation et des difficiles conditions de vie, beaucoup ont cessé d’avoir leurs menstruations, et pensaient alors avoir été empoisonnées par les Nazis afin de ne plus pouvoir avoir d’enfants.

La question des agressions sexuelles a elle aussi été longtemps complètement ignorée, à cause de la croyance populaire que les femmes juives auraient été épargnées par ce fléau du fait que les Nazis les pensaient trop impures racialement parlant pour les violer. S’il est vrai que dans le cas spécifique de la Shoah, le viol n’a pas été utilisé de manière massive, systématique et préméditée comme ce fut le cas lors d’autres génocides (comme par exemple en Bosnie ou au Rwanda), il n’a pas non plus été non existent. Je précise que je parle bien du cadre du génocide, donc des femmes juives, car il est important de rappeler que les soldats allemands ont violé des centaines de milliers de femmes sur le front russe, et que les soldats soviétiques ont fait de même avec les femmes allemandes en marchant sur Berlin, pendant que les soldats américains ont également abusé de milliers de femmes anglaises, françaises et allemandes au cours de leur avancée. De manière générale, quasi toutes les armées s’en sont pris à la population locale féminine au fur et à mesure de leurs pérégrinations guerrières. Mais je vais donc me concentrer sur les femmes juives. Si les SS étaient donc persuadés que les femmes juives étaient inférieure racialement et donc « intouchables », ce n’était pas forcément le cas des collaborateurs non-allemands. Ainsi, pour ne citer que quelques exemple, Zelma Shepshelovitz, une femme juive vivant à Riga (Lettonie), témoigne avoir été arrêtée par une milice locale et violée par leur chef, Viktor Arajs. De la même manière, Marceline Loridan-Ivens (une amie de Simone Veil, d’ailleurs) raconte comment elle a été agressée par des miliciens français. Par ailleurs, les femmes juives, notamment dans les ghettos, ont parfois du échanger des faveurs sexuelles (ou des promesses de) contre des papiers, de la nourriture, ou pour se sortir de situations compliquées (comme une arrestation). Les agressions sexuelles étaient également un réel danger pour les jeunes filles cachées dans des familles non-juives, car elles ne disposaient d’aucun échappatoire quand un membre de leur « famille d’accueil » abusait d’elles.
Même sans parler de viol, beaucoup ont été extrêmement marquées par la négation de leur intimité, lors par exemple des déshabillages forcés en public, devant une majorité d’hommes; ou lors de la tonte de leurs cheveux.

 

Voilà donc pour la première partie sur les femmes juives et l’Holocauste, pour la suite je centrerai spécifiquement sur les femmes juives dans la résistance.

 

 

 

[La citation d’Henry Huttenbach provient de son article « Locating the Holocaust on the Genocide Spectrum: Towards a Methodology of Definition and Categorization. » publié en 1988 dans le journal Holocaust and Genocide Studies n°3]

[Le titre est une citation de Rachel Margolis tirée de son autobiographie A partisan from Vilna]

[Les photos proviennent des collections de l’USHMM]

 

Bibliographie :

Sources

Women in the Holocaust, par Lenore Weitzman & Dalia Ofer

Holocaust: A History, par Deborah Dwork & Rober Jan van Pelt

Pour aller plus loin

Birth, Sex and Abuse: Women’s Voices Under Nazi Rule, par Beverley Chalmers

Women in the Holocaust: A Feminist History, par Zoë Vania Waxman

I was a doctor in Auschwitz, par Gisella Perl

If this is a woman: Inside Ravenbrück, par Sara Helm

Filmographie :

Out of the Ashes, par Joseph Sargent, 2003

A la vie, par Jean-Jacques Zilbermann, 2014