A propos d’antisémitisme – W. Alter

Ce texte est une traduction approximative du texte « O antysemityzmie » de Wiktor Alter, écrit (en polonais) en 1936. Alter était un des leaders du Bund (parti travailliste juif) en Pologne. Il fut, avec d’autres, à l’origine du Comité Juif Anti-fasciste en 1941. Cependant, la même année, il sera arrêté et exécuté par le NKVD.

 

Il y a deux types d’antisémites dans le monde. Il y a ceux qui croient en la validité théorique de leur vision du monde et il y a ceux qui savent parfaitement que la lutte  contre les Juifs est juste un moyen de parvenir à d’autres buts plus importants.

La discussion avec la deuxième catégorie est courte. Pour eux, la fin justifie les moyens. La « question Juive » en tant que telle leur importe peu. Ils sont même prêts à accepter ce paradoxe : s’il n’y avait pas de Juifs, les antisémites les inventeraient. Par contre, les autres antisémites, ceux par conviction, pensent que le « problème Juif » est immensément important. Et ils ont de nombreux arguments pour soutenir leur position.

Les plus honnêtes d’entre eux le formuleront ainsi :

« Les Juifs sont un élément étranger (allogène) à la société polonaise. Ils sont différents de nous, Polonais. Ils nous irritent avec leur présence et avec leur différence. Nous ne les aimons pas et nous ne voulons pas qu’ils restent en Pologne. »

« Nous ne voulons pas », point à la ligne. C’est le seul argument sincère de toute l’idéologie antisémite. Le reste est juste un camouflage rationnel plus ou moins réussi de cette vérité psychologique.

Ainsi, nous ne nous occuperons pas des « arguments » concernant les péchés et défauts des Juifs. Après tout, les antisémites se battent tout autant contre les Juifs « vertueux » que les autres. Après tout, ce qui salit un Juif à leurs yeux n’est pas l’absence de certificat de bonne conduite, mais leur appartenance nationale. La différence entre bons et mauvais Juifs n’est conséquente pour aucun antisémite. Le péché mortel des Juifs est, avant tout, le fait qu’ils soient « différents ».

Nous ne prendrons pas non plus en considération l’argument selon lequel il y aurait « trop de Juifs » en Pologne. Le sioniste Grynbaum a déclaré un jour qu’il y a un million de Juifs de trop en Pologne. Cette bêtise a été gracieusement saisie par les antisémites. Mais en Allemagne la proportion de Juifs est dix fois plus basse qu’en Pologne : est-ce que l’antisémitisme est moins venimeux là-bas ? Est-ce que les antisémites font dépendre leur attitude envers les Juifs selon leur nombre ?

L’argument selon lequel les Polonais au chômage auraient un travail si les Juifs étaient éliminés n’a pas beaucoup de valeur non plus. Cet argument de « crise » (fallacieuse d’un point de vue économique) s’effondre quand la crise est surmontée, et l’antisémitisme ne fonctionne pas uniquement en période de dépression économique.

Les Juifs sont accusés de maîtriser tous les commerces en Pologne. Supposons que ce soit mal. Mais un antisémite voudrait-il que les Juifs passent du commerce à, par exemple, l’industrie? Ah non, ce serait encore « pire ».

Laissons de côté les arguments suivants : les Juifs commettent des meurtres rituels, les Juifs veulent conquérir de monde (Les Protocoles des Sages de Sion), les Juifs sont des espions de guerre, des trafiquants d’humains, ils promeuvent la pornographie etc. Ces arguments sont souvent efficaces mais trop misérables pour une discussion factuelle.

Il ne reste donc qu’un seul argument sérieux : « Les Juifs sont différents de nous, donc nous ne les aimons pas et nous ne voulons pas qu’ils restent en Pologne. »

L’affirmation « Les Juifs sont différents » n’est pas forcément contestable. Sans aucun doute, il existe certains traits qui caractérisent les membres d’une certaine nationalité, ou du moins une majorité d’entre eux. Les Allemands sont différents des Français, qui eux sont différents des Anglais, etc. Sans aucun doute, la majorité des Juifs sont différents des non-Juifs.

Le pire est la conclusion « alors nous ne les aimons pas. » La réticence envers les «autres» est généralement une caractéristique péjorative. Le plus grand chauvinisme en découle, il convient donc de le combattre comme un mal universel. Mais le cœur a ses raisons. Et si M. Jacek [nom polonais] prétend détester M. Josek [nom juif], il faut le croire. Ce Jacek a probablement de l’antipathie non seulement pour Josek, mais aussi pour beaucoup de Wojciech [nom polonais]. Un tel manque d’amour n’est pas très chrétien, mais humain. Le ressentiment individuel envers les Juifs n’est pas encore antisémite. Il y a des gens qui détestent les roux. Cela ne crée pas en soi de problème social.

C’est seulement la thèse: « Nous ne voulons pas que les Juifs aient leur mot à dire en Pologne » qui rend cela politique. L’antisémitisme n’est pas une aversion individuelle des Juifs, mais un désir de leur faire du mal parce qu’ils sont Juifs. Le désir d’éloigner les Juifs du pays ou de limiter leurs droits uniquement parce qu’ils sont juifs est la mise en œuvre du principe selon lequel les citoyens de nationalité ou d’origine juive sont des citoyens de seconde classe. L’antisémitisme est avant tout un phénomène politique ou, si vous voulez, un phénomène social.

Mais l’élément purement émotionnel (« nous n’aimons pas les Juifs ») ne suffit pas à justifier une position politique. M. Jacek exigera-t-il que M. Wojciech soit privé de ses droits civils simplement parce qu’il le déteste de tout son cœur? Après tout, les Polonais ne vivent pas seulement en Pologne. Il y en a 4 millions rien qu’aux États-Unis, ce qui est plus que le nombre de Juifs en Pologne. Et si le gouvernement américain, en raison de son aversion pour les Polonais, y appliquait des mesures anti-polonaises, la Pologne serait indignée. Et à juste titre. La réticence à l’égard des Juifs ne peut donc pas suffire, même du point de vue d’un antisémite, pour justifier une politique antisémite. Mais voici l’argument suivant:

« Les mesures antisémites sont positives non pas parce qu’elles nuisent aux Juifs, mais parce qu’elles profitent aux Polonais. »

 

Donc, l’élément émotionnel disparaît. La question socio-politique revient au premier plan. Et pas tant pour les Juifs que pour les Polonais. Examinons cet argument, car il nous mène au cœur même de la question.

Cela ne fait aucun doute que la grande majorité des Polonais ait une mauvaise situation aujourd’hui. Ouvriers, paysans, petite bourgeoisie, tous vont mal. Par conséquent, une politique qui peut améliorer leurs conditions doit être considérée comme une politique juste.

Mais quelle devrait être cette politique? L’antisémite triomphe avec sa thèse: « En combattant les Juifs, nous améliorons l’existence des Polonais ». Et ainsi, il révèle involontairement la principale faiblesse de l’antisémitisme: la lutte contre les juifs est censée être une solution pour les problèmes sociaux de la population non juive. Donc, au lieu de changer les conditions sociales qui causent ces maux, on persécute les Juifs. A la place de la libération sociale, l’antisémitisme.

L’antisémitisme devient un problème aryen par excellence. Les Juifs – en tant que nationalité – jouent ici le rôle de bouc émissaire. Ils sont présentés comme un objet sur lequel le mécontentement des masses peut se concentrer, tandis que ceux que sont laissés en paix les vrais coupables de la misère humaine.

L’antisémitisme devient donc un juteux business politique pour les classes possédantes. Et là où les affaires parlent, la logique, l’honnêteté et la conscience s’arrêtent.

Au final, l’antisémitisme de la première catégorie – celui qui croit réellement que les Juifs sont d’infernales créatures – est en fait un antisémitisme de la deuxième catégorie, celui pour lequel la question juive est un outil de lutte de classe pour la population non juive. Les sentiments primitifs des imbéciles, nourris par les contes les plus fantasmagoriques sur les Juifs, sont habilement utilisés par les politiciens réactionnaires afin de consolider leur pouvoir sur les masses qu’ils exploitent.

« After all, I was a ‘female’ and a ‘yid’ to boot »

Quand j’ai commencé à m’intéresser aux approches genrées de l’Holocauste, ce que j’ai trouvé très ironique au niveau de l’historiographie, c’est la résistance dont ont fait preuve certains chercheurs et universitaires. Globalement, jusque dans les années 80, l’étude de l’Holocauste était très générale, puis elle a commencé à s’intéresser petit à petit à des sous-catégories plus précises, comme par exemple le rôle des Conseils Juifs, la collaboration locale, le négationnisme, la résistance juive… et le gender (oui, vous pouvez trembler, c’est terrifiant).

Par exemple cette citation de Henry Huttenbach en 1988 résume parfaitement l’état d’esprit de ceux qui étaient contre la recherche genrée. Je précise que le gars est docteur en histoire, qu’il coédite le Journal of Genocide Research, il publie, bref il connait le sujet:

To segregate [Jewish women] from the male victims is not only to distort reality by pretending there was a distinct ‘female’ experience of the Holocaust but to create an ahistoric category of genocide that not only never took place but according to common sense probably never will take place, no matter what exaggerated fears feminists might harbor.

Tintintin. Alors je dis pas, peut-être que le gars est revenu sur ces propos depuis, j’ai pas vérifié, mais c’est juste pour montrer la nature des contre-arguments à une approche genrée soulevés dans les années 80-90. Not cool, Huttenbach :/

Si on résume, parler spécifiquement des femmes pendant l’Holocauste ce serait (selon lui et d’autres, oui je te regarde droit dans les yeux Lawrence Langer):

  • Établir une hiérarchie parmi les victimes (non)
  • Agir en fonction de l’agenda féministe
  • Etre anachronique (car comme chacun sait les femmes et le féminisme sont nées en 1968 environ)
  • Détourner l’Holocauste

 

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Deux femmes se promenant dans le ghetto de Varsovie

Alors qu’en réalité les chercheuses (oui je mets au féminin parce que ce sont en majorité des femmes) qui ont commencé à parler de genre ne le faisaient pas spécialement pour l’agenda féministe mais juste parce que la plupart des recherches s’effectuaient sur des témoins masculins, considérés comme universels. C’est encore un peu le cas aujourd’hui, quelles femmes connait-on ou étudie-t-on ? Sophie Scholl ou Lucie Aubrac à la limite (et vous remarquerez tout de même qu’elles ne sont pas juives), mais on nous fait lire surtout Primo Lévi, Eli Wiesel ou Jorge Semprun (-> qui sont bien par ailleurs, mais ceci n’est pas la question). On connait Jean Moulin, il est très chouette, mais on ne trouve rien sur les Carmagnoles, un groupe armé à Lyon avec des femmes juives qui faisaient exploser aussi bien des voies ferrées que des allemands.
S’intéresser aux témoignages féminins, ça a aussi permis de discuter de sujets jusque là complètement ignorés : les avortements, les grossesses, la maternité, les agressions sexuelles, la répartition genrée des tâches qui subsiste etc. Et donc heureusement, des spécialistes telles que Dalia Ofer, Lenore J. Weitzman, Myrna Goldenberg, Elizabeth Baer, Zoë Waxman, Judith Greenberg, Nechama Tec, Sonja Hedgepeth, Rochelle Saidel, Beverley Chalmers et encore plein d’autres se sont penchées sur toutes ces questions, et à ce stade il me semble important de préciser que la majorité sont donc des femmes juives, coïncidence je ne crois pas.

 

Qu’on soit bien d’accord : parler de privilège masculin des hommes juifs pendant la Shoah serait grotesque, et il n’est pas question de ça. Par ailleurs ils me semble important de noter que ceux qui asseyaient le plus leur domination masculine, c’était les Nazis, les collabos locaux ainsi que les résistants non-juifs. N’oubliez pas que les Nazis visaient les personnes juives indépendamment du genre et donc que il n’y avait pas de mieux ou moins bien lotis à ce niveau là. Il y avait juste des différences de traitement.
L’argument comme quoi s’intéresser aux questions de genre pendant la Shoah serait « anachronique » est particulièrement malhonnête. Alors en effet les femmes juives n’ont pas fait de révolution féministe entre 33 et 45, je vous l’accorde, néanmoins elles étaient relativement consciente d’être des femmes et de ce que ça impliquait: nous l’allons montrer tout à l’heure.

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Un groupe de femmes dans le ghetto de Chrzanow

Alors voilà maintenant que vous avez un petit aperçu du fait que les hommes tremblent à l’idée qu’on puisse s’intéresser aux expériences des femmes (okay je caricature un peu), on va parler de quoi du coup ? D’une part de ces expériences globales des femmes juives pendant la Shoah, de l’autre du cas particuliers de la résistance. Je précise que ce sera pas exhaustif parce que sinon ce serait très long donc je vais juste aller aux informations que j’estime essentielles. Je vais me concentrer sur les victimes et précisément sur les femmes juives, donc partez du principe que si je précise pas « allemand.e », « soviétique », « goy » ou autres fantaisies de ce genre, c’est bien que je parle de personnes juives. Cependant il y a aussi des travaux intéressants sur les femmes non-juives ainsi que sur les femmes coupables mais c’est pas de ça dont on va parler.

Oui, il existe une expérience genrée de l’Holocauste

Tout d’abord quand on parle d’expérience genrée, je précise que c’est pas par essence mais bien par construction sociale. C’est à dire que si les femmes juives ont eu plus tendance à rester près de leur famille plutôt que de fuir seules, c’est parce que c’est un rôle qu’on leur a inculqué et des attentes qu’on a d’elles, mais enfin vous verrez y’aura pas grand chose de nouveau en vérité.

Des stéréotypes bien tenaces

Alors évidemment la communauté juive en Europe était patriarcale avant, pendant, après la guerre, comme environ tout le reste de la société. Cela a eu plusieurs conséquences, dès le départ, bien que différentes selon les zones géographiques. En Allemagne par exemple, où les juifs étaient plutôt assimilés, les hommes étaient plus à même de faire partie intégrante du monde extérieur et non-juifs, car ils travaillaient, avaient des contacts extérieurs, connaissaient les codes etc., contrairement aux femmes qui étaient plus cantonnées à la maison et donc plus isolées (ça vous en bouche un coin, je parie). Par contre, et c’est là où c’est étonnant de manière non sarcastique, plus à l’Est (c’est à dire vers la Pologne et au-delà), c’était globalement l’inverse. La communauté juive étant moins assimilée, c’est généralement les femmes qui avaient plus de contacts avec l’extérieur et plus de connaissances linguistiques et culturelles soit parce que les jeunes filles devaient travailler (because la pauvreté), soit parce que les petites filles allaient dans des écoles non-juives alors que les petits garçons allaient à l’école religieuse. Pourquoi c’est important ? On en reparlera quand on abordera la résistance.

Comme dès 1933 ça a commencé à être galère pour les Juifs en Allemagne, un certain nombre ont commencé à fuir, puis à se cacher. A ce moment là, ça semblait encore un peu improbable que les Nazis s’en prennent aux femmes et aux enfants, du coup les femmes ont moins anticipé la suite des événements (c’est pas de leur faute, hein). Après la Nuit de Cristal en Novembre 1938 où on bon nombre d’hommes ont été déporté et où la panique a vraiment commencé à prendre une autre dimension, les Kindertransporten ont débuté, c’est-à-dire l’évacuation des enfants Juifs Allemands vers principalement le Royaume-Uni. Mais encore une fois, les femmes ne se sont pas trop inquiétées pour elles, protégeant d’abord leurs maris et leurs enfants. Si on prend l’exemple de la Rafle du Vel d’Hiv à Paris en juillet 1942, un nombre disproportionné de femmes et d’enfants ont été arrêtés par rapport aux hommes, car ne pensant pas être raflées elles n’ont pas été mises en sécurité.
Petit détail : les lois sur les mariages mixtes en Allemagne dépendent du genre. Un couple homme juif-femme goy est bien plus en tort qu’un couple homme goy-femme juive.

Ensuite ça a été l’escalade, avec notamment la création des ghettos en Europe de l’Est et le début des massacres de masse. Dans les ghettos, la vie s’organise, et dans chacun d’entre eux est créé un « Judenrat » par les Nazis. Kézako ? C’est tout simplement un Conseil Juif, qui est chargé de gérer pas mal d’aspects, que ce soit au niveau administratif jusqu’à la distribution des vivres (selon les ghettos). Les Conseils Juifs étaient quasi exclusivement masculins pour la simple et bonne raison que ce sont les Nazis qui les forment et qu’eux non plus n’étaient pas très progressistes. La seule exception notable est le ghetto de Bratislava (Slovaquie) où Gisi Fleischmann eu un rôle essentiel. Cela dit, les femmes juives étaient assez actives dans diverses organisations, que ce soit au sein de groupes Communistes ou Socialistes, au Bund, dans les mouvements sionistes (certains étant exclusivement féminins comme la WIZO) ou parmi les scouts.

 

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Quatre jeunes femmes dans le ghetto de Sosnowiec.

Abordons les sujets plus sensibles

Certains ghettos étaient destinés à l’exploitation de la force de travail, comme par exemple celui de Lodz (Pologne). D’autres n’étaient que des lieux de transit avant les camps d’extermination. Les camps de concentration étaient eux aussi utilisés pour fournir de la main d’oeuvre gratuite à des entreprises allemandes ou locales. Le camps d’Auschwitz-Birkenau avait cette particularité d’être un mélange des deux, à la fois camps de concentration et d’extermination. A l’entrée, une sélection avait donc lieu entre les personnes considérées comme aptes au travail et celles qui ne l’étaient pas et qui dont étaient envoyées directement aux chambres à gaz. Les femmes étaient autant exploitées pour le travail forcé que les hommes, à l’exception près (et pas des moindres) des mères, surtout d’enfants en bas âge, qui avaient bien plus de chance d’être sélectionnées pour le gazage. De la même façon, la liquidation des ghettos s’est faite petit à petit, c’est-à-dire que par vague les personnes « non apte au travail » étaient déportées, et dans ce cas de figure-ci, les mères de jeunes enfants étaient aussi envoyée à la mort. Car la responsabilité des enfants est fortement associée à la mère, c’est elles qu’on condamnait directement à mort, et non les pères. Cependant il est important de rappeler quelques petites choses ici: beaucoup de mères ont été envoyées dans les chambres à gaz car elles ne voulaient pas se séparer de leurs jeunes enfants. Mais elles seules étaient mises devant ce dilemme, ce n’était pas le cas de leurs maris, et par ailleurs beaucoup de femmes témoignent que les hommes se sacrifiaient beaucoup moins souvent pour leur famille. On ne sait pas si c’est vrai et si c’est vérifiable, mais en tout cas c’est l’impression qui leur était donnée. Il serait donc facile de penser « elles n’avaient qu’à abandonner leur(s) enfant(s) pour survivre » sauf qu’évidemment c’est déjà plus facile à dire qu’à faire, ensuite la majorité ne savait pas qu’en refusant de se séparer de leur enfant elles allaient vers la mort. Les conditions n’étaient pas du tout posées, c’était généralement des moments de paniques, de stress intense, où elles devaient prendre une décision en quelques secondes, et beaucoup ignoraient tout des tenants et aboutissants de la solution finale. Il est arrivé au moins une fois qu’un groupe d’environ 600 mères arrivant à Auschwitz depuis Theresienstadt ait eu à faire ce choix en sachant pertinemment que rester avec leurs enfants équivalait aux chambres à gaz. Seulement deux de ces femmes ont choisi de se séparer de leurs enfants.
Il en va de même pour les femmes enceintes, qui du coup n’étaient pas considérées « aptes au travail ». Dans beaucoup de ghettos, les Nazis obligeaient les femmes à avorter, sous peine d’être déportées. L’histoire de Gisella Perl, gynécologue et juive, mérite d’être connue: déportée à Auschwitz, elle sera assignée à assister les médecins du camps. Elle a tenté de sauver des centaines de femmes en les avortant ou faisant accoucher secrètement, afin qu’elles ne soient pas assassinées ou utilisées comme cobayes par le terrible Dr Mengele, tristement connu pour avoir torturé des milliers de juifs pour des « expérimentations médicales ».
Tout le domaine de la maternité a été un réel traumatisme pour de nombreuses femmes qui ont été dans les camps, car un certain nombre ont perdu un (ou des enfants), ont été stérilisées ou ont subi un avortement forcé. A cause de la sous-alimentation et des difficiles conditions de vie, beaucoup ont cessé d’avoir leurs menstruations, et pensaient alors avoir été empoisonnées par les Nazis afin de ne plus pouvoir avoir d’enfants.

La question des agressions sexuelles a elle aussi été longtemps complètement ignorée, à cause de la croyance populaire que les femmes juives auraient été épargnées par ce fléau du fait que les Nazis les pensaient trop impures racialement parlant pour les violer. S’il est vrai que dans le cas spécifique de la Shoah, le viol n’a pas été utilisé de manière massive, systématique et préméditée comme ce fut le cas lors d’autres génocides (comme par exemple en Bosnie ou au Rwanda), il n’a pas non plus été non existent. Je précise que je parle bien du cadre du génocide, donc des femmes juives, car il est important de rappeler que les soldats allemands ont violé des centaines de milliers de femmes sur le front russe, et que les soldats soviétiques ont fait de même avec les femmes allemandes en marchant sur Berlin, pendant que les soldats américains ont également abusé de milliers de femmes anglaises, françaises et allemandes au cours de leur avancée. De manière générale, quasi toutes les armées s’en sont pris à la population locale féminine au fur et à mesure de leurs pérégrinations guerrières. Mais je vais donc me concentrer sur les femmes juives. Si les SS étaient donc persuadés que les femmes juives étaient inférieure racialement et donc « intouchables », ce n’était pas forcément le cas des collaborateurs non-allemands. Ainsi, pour ne citer que quelques exemple, Zelma Shepshelovitz, une femme juive vivant à Riga (Lettonie), témoigne avoir été arrêtée par une milice locale et violée par leur chef, Viktor Arajs. De la même manière, Marceline Loridan-Ivens (une amie de Simone Veil, d’ailleurs) raconte comment elle a été agressée par des miliciens français. Par ailleurs, les femmes juives, notamment dans les ghettos, ont parfois du échanger des faveurs sexuelles (ou des promesses de) contre des papiers, de la nourriture, ou pour se sortir de situations compliquées (comme une arrestation). Les agressions sexuelles étaient également un réel danger pour les jeunes filles cachées dans des familles non-juives, car elles ne disposaient d’aucun échappatoire quand un membre de leur « famille d’accueil » abusait d’elles.
Même sans parler de viol, beaucoup ont été extrêmement marquées par la négation de leur intimité, lors par exemple des déshabillages forcés en public, devant une majorité d’hommes; ou lors de la tonte de leurs cheveux.

 

Voilà donc pour la première partie sur les femmes juives et l’Holocauste, pour la suite je centrerai spécifiquement sur les femmes juives dans la résistance.

 

 

 

[La citation d’Henry Huttenbach provient de son article « Locating the Holocaust on the Genocide Spectrum: Towards a Methodology of Definition and Categorization. » publié en 1988 dans le journal Holocaust and Genocide Studies n°3]

[Le titre est une citation de Rachel Margolis tirée de son autobiographie A partisan from Vilna]

[Les photos proviennent des collections de l’USHMM]

 

Bibliographie :

Sources

Women in the Holocaust, par Lenore Weitzman & Dalia Ofer

Holocaust: A History, par Deborah Dwork & Rober Jan van Pelt

Pour aller plus loin

Birth, Sex and Abuse: Women’s Voices Under Nazi Rule, par Beverley Chalmers

Women in the Holocaust: A Feminist History, par Zoë Vania Waxman

I was a doctor in Auschwitz, par Gisella Perl

If this is a woman: Inside Ravenbrück, par Sara Helm

Filmographie :

Out of the Ashes, par Joseph Sargent, 2003

A la vie, par Jean-Jacques Zilbermann, 2014

 

Song to say Goodbye

Je m’étais tacitement promis de ne jamais tenter d’expliquer car ça ne s’explique pas et de toute façon les explications c’est chiant et souvent au final les gens n’ont toujours pas compris. Comment faire comprendre avec de simples mots et sans les chocs l’ampleur de l’impact sur mon quotidien.

Quand ça a commencé je n’avais jamais entendu parler sérieusement de traumatisme à part avec crânien derrière. Les soudaines crises de larmes violentes sans raison apparente m’ont laissé croire que j’avais perdu les pédales. Quand j’ai réalisé que je passais des heures sur le canapé sans rien faire avec la mort dans le cœur je me suis dit que quelque chose clochait. J’avais 20 ans et l’habitude d’être sociable et dynamique. Quelqu’un a brusquement éteint la lumière et depuis j’ai peur du noir. Puis ça s’est installé lentement ou du moins suffisamment progressivement pour que je ne m’affole pas tout de suite. Les crises de larmes, donc. Le canapé. Jusque là je n’avais jamais été une personne angoissée au contraire même j’étais du genre à ne jamais ressentir ni stress ni trac. Deux ans que j’étais à la fac et que j’étais au centre du tourbillon, cours, militantisme, soirées entre potes, déplacement à droite à gauche, on dormira plus tard il faut s’activer. Peur de rien. A part d’être seul peut être. Et puis à 20 ans subitement l’Enfer c’est les Autres il faut construire une muraille des douves et surtout ne plus jamais baisser le pont-levis. La compagnie des autres est devenue insupportable et je pique des colères monstres. Je me souviens d’un repas au McDo où je suis tellement énervé contre ce gars mais je n’ose pas y aller sérieusement alors je lui annonce de but en blanc que je ne le respecte plus, débrouille toi pour comprendre, je serai sarcastique du début à la fin et plus jamais je ne le prendrai au sérieux. Je crois que j’aurais aimé lui cracher dessus et le traiter de pauvre merde mais il y a du monde.

Mes colères sont monstres car petit à petit tout le monde devient monstre à mes yeux. Terminées les soirées. Je ne me sens en sécurité que sur le canapé, quitte à y passer des heures, hébété, à attendre la nuit. Je me souviens de m’être dit ce n’est pas normal ce manque d’énergie. Je me souviens débarquer chez une psy pour lui dire « Je n’ai plus d’énergie. Je ne ressens plus rien. Ce n’est pas normal. » Je n’avais jamais entendu parler sérieusement de traumatisme à part avec crânien derrière. Un choc sur le crâne, on vomit, on se repose et ça passe. Mais un choc sous le crâne ? Ca fait quoi ? J’ai vomi, j’ai attendu sur le canapé, mais ce n’est pas passé.

Subitement j’ai peur de monter sur la poutre. Après des années de gymnastique de pirouettes et d’équilibres, je n’ai plus confiance en mon corps, je ne suis pas sûr que mes muscles me portent. Je passe une année à travailler le saut, à m’acharner sur un simple salto avant, avec le trampoline et non le tremplin, une fois par semaine je viens et je fais un saut simple pendant une heure, j’ai l’impression que je vais mourir si je tente quoi que ce soit d’autre. Un an après, je ne serai même plus capable de faire une vrille sur le saut de cheval car au moment de m’élancer je me vois m’écraser sur l’agrès. Trauma crânien. Je vais mourir si je continue, c’est sûr. J’ai perdu le contrôle sur mon corps et mes muscles au moins une fois, ils ne m’obéissent plus je ne peux plus me fier à eux. J’arrête la gym.

Petit à petit ce ne sont pas que les sentiments qui s’effacent mais aussi les sensations physiques. J’aime quand il fait froid et je me brûle sans arrêt. J’enfonce mes ongles loin dans ma peau. Un soir je me lacère la paume de la main gauche à répétition avec un bout de ferraille qui dépasse de ma canette de bière, méthodiquement, sans m’en rendre compte. Au réveil j’ai la main en sang et des picotements. Tout va bien. Je laisse la faim qui fait gargouiller parce que c’est pas si désagréable puis je mange jusqu’à avoir mal au ventre parce que c’est pas si désagréable. Je découvre l’étrange satisfaction des extrêmes.

La nuit devient une épreuve. Il y a une période où je ferme ma chambre à clé quand je dors car j’ai peur que mon coloc m’assassine dans mon sommeil. Je passe des heures encore les yeux ouverts, épuisé, mais j’ai peur du noir j’ai peur de m’endormir et de ne plus contrôler ni le temps qui passe ni les gens qui sont éveillés. Mon coloc déménage et j’arrête de verrouiller la porte. Mais il faut quand même qu’elle soit fermée. Le moindre bruit hors de ma chambre me fait sursauter. C’est le début des terreurs nocturnes. Il suffit que j’entende quoi que ce soit pour être en état d’alerte, en apnée, même si c’est juste quelqu’un qui va aux toilettes. Quand je vis avec ma copine, je lui demande d’aller vérifier que la porte d’entrée est bien verrouillée dès que j’entends des gens parler dans la rue. Chaque murmure à l’extérieur de ma bulle devient une menace mortelle. Muraille, douves, pont-levis.
Je dors peu et chaque matin je suis un peu plus épuisé. Ma concentration chute, lire ou étudier devient impossible, je refuse de manger autre chose que des navets, jusqu’à ce que la fièvre et l’anémie me terrasse. Bilan sanguin « J’ai cru que vous étiez une veille dame en lisant vos résultats » me confie le médecin, « comment avez-vous réussi à monter les escaliers ? ». Mon corps est carencé, vidé, mes ganglions me font mal et je peux à peine bouger. J’ai 20 ans et la tempête sous le crâne vient de se lever.
La psy me parle d’EMDR. Je cherche sur internet et je suis étonné, je tombe sur des sites de traumatisme et de soldats choqués par la guerre. J’ai pas vécu la guerre. Je suis pas tombé sur la tête. Tout va bien, je crois, je suis juste fatigué.

Je pleure presque tous les jours et je ne sais toujours pas pourquoi. Je vis mal la situation ambiguë avec mon ancien groupe d’amis. Un soir on fait la fête à la maison, Solène est là. Tout va bien. Puis elle me demande si Victor qui passe la chercher peut monter. Je dis non, Solène, je suis fâché, je ne veux plus le voir, il n’a qu’à t’attendre en bas. Elle sourit, ok ok pas de problème. Elle ajoute qu’il veut bien se réconcilier avec moi. Je n’ai rien demandé pourtant. Plus tard la sonnette retentit, c’est sûrement un pote de ma coloc, je vais ouvrir la porte, je me retrouve nez à nez avec lui. J’étouffe. Il me parle, je n’entends rien. Je ne dis rien. Il entre. Je panique. Il est gêné. Il y a un code en bas, comment a-t-il eu le code. Je dis à Solène que je ne veux plus qu’on se voit. Quand ils partent j’ai oublié que mes poumons avaient besoin d’air et je pleure hystériquement, accroché à ma ventoline. Ca ne va plus.
Je continuais naïvement d’espérer que tout irait mieux avec R car je ne suis pas encore fâché et pas encore dégoûté mais un jour ça me frappe et à nouveau je me trouve bête. Je rêve encore de ses ricanements mais aussi de ses cheveux bouclés de quand on avait 14 ans et qu’on était les rois du monde.
J’ai 20 ans, je n’ai plus d’énergie, plus d’amis, plus de souffle. J’ai peur sans arrêt.

A cette époque mon copain est loin, on se parle une fois par semaine sur Skype et à chaque fois je finis en larmes. Je suis nul, je suis faible, j’ai peur et il est rarement sympathique. Je rechigne à me faire des nouveaux amis car la place a été prise puis rendue mais l’emplacement est fermé par un cadenas et j’ai oublié le code. Aujourd’hui j’ai 25 ans et ça n’a pas bougé.
Je déteste mes bras, je dis toujours « je n’ai pas de force dans les bras », mais en vrai j’ai de la force nulle part sauf dans mes ongles qui vont loin dans ma peau. Je commence à détester ma poitrine et bientôt je ne veux plus la voir ni même la sentir ni même rien du tout, elle n’existe plus. Je la déteste, je déteste mes bras et je déteste tout le monde. Mes bras sont faibles et peu fiables. Ma poitrine est responsable du malheur du monde.

Je fais des cauchemars. Souvent. La musique de Pink Floyd me donne la nausée. Mes amis me manquent mais plutôt mourir que de les revoir. Je rêve d’eux. Souvent.
Avec la psy on avance mais pas assez vite à mon goût, j’ai enfin compris que les traumas ne sont pas que crâniens. J’ai compris que je ne pleure pas sans raison, que je n’ai pas peur pour rien.
Mon quotidien change. Je ne supporte plus de sortir dans Lyon, c’est trop fatiguant car je passe mon temps à guetter tout et tout le monde. Je passe mon temps à étouffer. Je déménage. Quatre ans après, je vis toujours loin de Lyon, mais la peur panique revient dès l’instant où je monte dans le train pour m’y rendre.

J’ai 22 ans et je suis loin. J’ai un taff qui me plaît et des nouveaux amis. Je suis un peu plus apaisé et j’essaye de mettre tout ça derrière moi. Je ne suis plus en thérapie. Un jour je me retrouve seul avec un collègue dans une pièce. Il est très chouette et on s’entend bien. Mais soudain une violente angoisse me sert le ventre. Je fixe la porte et je ne l’écoute plus. Craignant la crise de larmes inopinée je prétexte je-ne-sais-plus-trop-quoi et je m’enfuis. Je tremble dans le tramway. Je me sens à nouveau nul. Et tout revient. Les jours suivant, terrassé par la peur et l’anxiété, je m’invente une angine. Et on repart à zéro. Je ferme à nouveau le loquet de ma porte la nuit. Je reste sur le canapé. Plus jamais je ne pourrai rester seul dans une pièce avec un homme, sauf exception.

C’est difficile d’expliquer car déjà c’est difficile d’admettre soi-même qu’on change, que notre qualité de vie se dégrade, je tombe très souvent malade, mes problèmes respiratoires s’aggravent depuis 5 ans, mes anémies sont toujours plus récurrentes, mon cœur bat trop vite et j’ai des extrasystoles. Je mange la peau de mes doigts, je fais de la dermatillomanie, je me gratte jusqu’au sang, j’ai des acouphènes. A présent j’ai aussi de violentes douleurs abdominales régulièrement. Mais surtout, ce qui change, c’est l’anxiété. La peur de l’incontrôlable me tenaille tellement que j’ai commencé à enchaîner les fichiers Excel et les listes pour dompter chaque aspect de ma vie. Je ne supporte plus les surprises. Je sursaute très facilement. Je ne peux plus regarder un film ou une série sans lire un résumé exhaustif au préalable. L’imprévu me frustre et me provoque des crises de panique. Vigilance constante

C’est difficile d’expliquer car j’ai constamment la sensation que les gens vont hocher la tête en disant « oui je comprends » mais n’auront en fait rien compris. Je n’ai pas fait la guerre, je n’ai pas un trauma crânien, par contre il y a bien quelque chose de détruit et d’irréparable.  J’ai mis du temps à prendre au sérieux cette déchirure et à accepter que c’était comme une maladie. J’ai appris les mécanismes du trauma : intrusion, évitement, hyperstimulation. Je les comprends instinctivement mais j’ai encore du mal à les expliquer aux autres.

Quand tu as un nouveau téléphone ou un nouvel ordinateur et qu’il y a une partie de la mémoire déjà prise par des logiciels que tu ne peux pas supprimer ? Mon cerveau c’est pareil : le logiciel traumatique tourne constamment en arrière-plan, je ne peux pas le désinstaller, il prend une place non négligeable et m’empêche d’utiliser l’espace. C’est tou-jours là. Parfois ça déconne particulièrement et je reçois des notifications intempestives. Ca tourne en boucle, encore et encore, jusqu’à écœurement.

Je suis terrorisé par les gens qui ont trop bu, trop fumé ou quoi que ce soit d’autres. Ils deviennent imprévisibles et ça me plonge dans un état de vulnérabilité insurmontable. Et quand je suis vulnérable je ne contrôle plus rien, pas même mes bras. Et je hais ça. Ma propre vulnérabilité est mon pire ennemi. Moi-même je bois de moins en moins.
Je ne supporte plus qu’on me tienne par le poignet.

J’ai arrêté de penser à l’avenir car c’était simplement un nuage noir. Je ne pouvais pas me projeter plus loin que mon planning sur le fichier Excel. Mes rêves d’école d’interprète ont disparu. Je n’avais plus envie de rien, car de toute façon ma mort imminente me paraissait trop envisageable pour penser à autre chose. Je doute de mes capacités. Je doute de mes bras mais aussi de mon cerveau. Je suis convaincu que je suis stupide, que tout n’est que mensonge et illusion et que tout le monde me veut du mal. Je reste méfiant. J’ai arrêté le militantisme.

J’ai l’impression de vivre un nouveau deuil sauf que personne n’est mort. Passé le choc et le déni j’oscille entre colère et dépression, je marchande encore de temps en temps. Puis je repars à zéro, c’est un cycle éternel.
Au tout début la psy m’a demandé de réfléchir à ce que m’évoque la tristesse : rien ne vient.
Mon corps est cotonneux, mon cerveau brumeux, la nuit je rêve qu’on me vole ma couette ou qu’on m’étouffe. Parfois le matin je me réveille et je suis ailleurs, je suis coincé, alors j’arrête de bouger et tant pis pour la fac. J’écoute cette chanson qui dit « You are one of God’s mistake » et c’est exactement ce que j’aurais envie de dire à Victor. « You were someone to whom I could relate. » J’ai follement envie de l’appeler pour l’insulter mais aussi pour lui dire que je l’aime et qu’il me manque et que je veux bien qu’on se réconcilie, pitié que tout redevienne comme avant, qu’on rallume la lumière et j’oublie tout, mais je ne bouge pas car la nausée qui revient, finalement je supprime son numéro de mon téléphone, je bloque tout le monde, c’est une chanson pour dire au revoir.

La semaine dernière je suis allé chez mes parents et dans ma chambre d’ado j’ai remarqué qu’il y avait encore les photos sur les murs. Je les ai déchirées.
Ce qui est très fatiguant en plus de l’hypervigilance c’est le sentiment absolu d’insécurité permanente.

Je ne sais pas si tout peut se raconter, si tout peut s’expliquer, s’il est possible d’exprimer la violence du choc, c’est pire que de s’écraser sur le saut de cheval, c’est un trauma dans le crâne dans les muscles dans le ventre dans le coeur et sur l’épiderme, j’ai tout le squelette qui tremble. Je me sens trahi, une trahison tellement brûlante.
J’ai eu de la chance de tomber sur des soignants compréhensifs. Une généraliste inconnue qui me récupère en larmes, je lui dis que je ne peux plus travailler. Elle me dit que c’est normal, que je ne peux pas toujours être fonctionnel. Je la vois une fois par mois. Elle me dit que j’ai le droit de tuer les gens dans ma tête si ça me fait du bien.
Cette année je vois à nouveau un psy après 3 ans sans thérapie. Il est doux et il comprend tout. Il prend le temps. J’arrive enfin à parler. Je prends aussi rendez vous avec la médecine préventive de la fac et le service handicap. Les gens m’écoutent, me croient et j’obtiens un aménagement. A 20 ans je pouvais pas encore concevoir tout ça, je restais prostré dans le canapé et me demandant ce qui était en train de se passer.
Je pensais dur comme fer que le problème c’était moi. Tout le monde est passé à autre chose, sauf moi. Je dois être le problème.

Je me souviens aussi de cette nuit où Victor tapait derrière la porte, on est resté dans le noir sans parler pendant un long moment mais il n’est pas parti, j’ai supplié les autres de pas le laisser entrer mais elles ont culpabilisé « on va pas le laisser toute la nuit sur le palier il dormira dans la cuisine ». Il a dormi sur le sol de la cuisine. J’ai mis du temps à m’endormir, paralysé au moindre bruit.
Quand la violence débarque sans préavis, ça déboussole. J’ai jamais retrouvé le nord. Ca a jailli d’un coup, de manière incompréhensible.

C’est ma première psy qui m’a parlé de traumatisme, d’agression, du mot tabou (v-i-o-l), elle m’a dit c’est pas normal c’est interdit c’est un crime. Ma tête le savait déjà mais tant qu’on en parle pas ça n’existe pas. Je me souviens avoir pensé à la police. Je me souviens m’être dit non je les aime, ce sont des amis, je ne veux pas les embêter. Je ne veux pas que mes parents sachent, que tout le monde sache. Je veux que tout continue comme avant.
J’ai lu des témoignages. Des filles qui vont à la police et on leur demande « est ce que vous avez crié ? » et je me suis dit que je ne saurais pas répondre à cette question car je ne me souviens plus si j’ai crié. Je crois que oui. J’avais l’impression de crier mais je ne sais pas si mes poumons ont suivi ou si, comme mes bras, ils se sont résignés. Le cri est coincé à tout jamais et à 20 ans j’ai envie de hurler tout le temps. Les choses dont on est pas sûr finissent par croupir à l’intérieur parce qu’on a beau tenter de se repasser le film la bande saute et ça grésille toujours aux mêmes endroits. Alors on sait pas et c’est dur d’avancer quand le passé est plein de zones d’ombres. Parfois je m’y attarde et c’est la panique. Je dois me résigner car je n’aurai jamais toutes les réponses à toutes mes questions.

Je continue à paniquer quand je vois quelqu’un qui leur ressemble. J’ai toujours des crises de larmes quand je lis certains mots ou quand j’entends une musique. Il  y a tellement de choses inattendues qui vont provoquer une terreur soudaine et violente. Tout est devenu violent.

Il parait que je suis tout poreux en dedans. Que j’ai du mal à tisser des liens. Pourtant ça va mieux. J’arrive parfois à surmonter la peur. Récemment, j’ai réussi à être triste. Je chante « I wanna get better » fort dans ma chambre et j’y crois. J’apprends à m’exprimer et à raconter tout ce qui se passe dans ma tête. I’m gonna get better, mais ce sera sans doute toujours là.

[Pardon pour ce ci long machin. J’ai essayé d’expliquer et j’ai l’impression d’en avoir tant laissé de côté]

 

Hier, les nôtres vivaient

« Commémoration frénétique », « sinistre blague commémorative », « On parle trop de la Shoah », « Les juifs en font trop sur l’Holocauste », « c’est bon la Shoah ça concerne pas que les juifs !! »…

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Qui n’a jamais entendu ce genre de considération ? Et pas que de la part de l’extrême-droite et des négationnistes, détrompons-nous. C’est ce que pas mal de gens pensent : on en fait trop, c’était y’a longtemps, c’est bon, c’est fini, on n’a pas spécialement envie d’entendre ni de voir ni de savoir. Soit. Les gens savent tout, en ont trop entendu parler à l’école (bizarrement, bien qu’ayant été à l’école, je n’ai pas l’impression d’en avoir été abreuvé, mais bon, ce doit être car je relativisais par rapport à ce que j’entendais à la maison), je l’ai bien compris. Cela dit il m’arrive parfois de faire le test : en réalité les gens sont incapables de me citer un autre camps qu’Auschwitz, n’ont jamais entendu parler des Einsatzgruppen (cf. la « Shoah par balles ») ou des Sonderkommando, ne connaissent aucun résistant juif et savent à peine ce qu’est un ghetto. Ce n’est pas grave, ce n’est pas nécessaire dans la vie de tous les jours, mais on ne me convaincra pas que « on en sait trop ».

Bon, passons aux choses sérieuses. Ça vous soûle ? Vous en avez marre d’entendre parler des juifs, des camps, de la mort, de la déportation ? Eh bien je m’en contrefiche. On continuera à en parler, car hier les nôtres vivaient. Aujourd’hui ils sont des noms gravés sur un mur commémoratif.

Il y a quelques semaines, je suis allé assister à la projection d’un film sur Treblinka. A l’accueil du musée, l’homme à l’accent slave derrière moi explique ne pas avoir réservé sa place. La dame lui demande « vous voulez tout de même assister à la projection ? », il répond « Evidemment, toute ma famille est morte à Treblinka ». Ce genre de détail qui vous heurte directement dans l’estomac. Evidemment. Tout ceci c’est son histoire, notre histoire. Ce n’est pas juste un film. C’est la réalité. Elle est toujours là, autour de nous, palpable. Je suis allé à une conférence sur les camps de personnes déplacées après la guerre, une dame du public a expliqué qu’elle était née dans un de ces camps. Une autre fois, il y avait un ancien déporté de Buchenwald dans l’audience. Et cetera. La réalité. Hier, les nôtres vivaient et aujourd’hui nous sommes là pour eux.

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Imaginez vous faire un voyage scolaire tout ce qu’il y a de plus banal à Berlin. Vous êtes le seul juif du groupe. Vous passez au Mémorial de l’Holocauste, vous savez, celui qui est très connu avec les stèles grises. Vous visitez le musée qui est dessous, et vous voyez votre nom et personne, absolument personne ne peut comprendre ce que vous ressentez à ce moment là. C’était la première fois, je suis maintenant habitué à les voir à l’entrée du Mémorial de Paris, je me suis même habitué aux photos des enfants à l’intérieur, là où sont affichés les portraits des enfants assassinées. Et quand je dis « mon nom », je ne parle pas d’une coïncidence mais réellement de ma famille.

Imaginez être en soirée avec des ami.es, l’une d’entre elle a bu, vous vous embrouillez pour rien, elle vous regarde dans les yeux et lâche « Retourne à Auschwitz ». Ces mots sont sans doute vide de sens pour elle, mais pas pour vous. Car le poids de la réalité.

Imaginez devoir consoler votre frère de 14-15 ans qui n’arrive pas à s’endormir car cet après-midi il a croisé des gars au crâne rasé qui ont fait le salut nazi sous son nez.

Imaginez qu’hier, les nôtres vivaient.

Bien sûr je ne raconte pas tout ça pour faire pleurer dans les chaumières. Je pourrais vous donner encore des dizaines d’anecdotes. Pour que vous compreniez que pour certain.es d’entre nous, ce n’est  pas une blague commémorative. Ce n’est pas frénétique. C’est ce avec quoi nous vivons tous les jours. C’est ce qui nous suit au quotidien. Nous sommes né.es avec ces souvenirs. Il y aura toujours en nous un deuil insolvable.
Mais aussi des cultures perdues. S’il y a eu des millions de personnes assassinées, il y a eu autant de livres brûlés, de biens confisqués, de synagogues détruites, et des langues en voie de disparition. Tout un héritage mis en danger, fragile, lourd de traumatismes et de secrets.

Je ne suis plus désolé d’être juif. Je ne suis plus désolé de parler de la Shoah, ou d’autres épisodes « pogromiques » de l’histoire juive. Je ne suis plus désolé d’être fier de mes origines compliquées, je ne suis plus désolé de porter l’histoire familiale, je ne suis plus désolé de souligner l’antisémitisme à droite et à gauche. Je ne suis plus désolé de ne plus avoir honte.

Hier, les nôtres vivaient, et aujourd’hui, c’est à nous de vivre haut et fort.

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« Cimetière des cendres »

PS 1 : J’en profite pour rappeler que des copines ont créé ce Tumblr plus qu’utile pour témoigner de l’antisémitisme ambiant, toujours bien présent

PS2 : La phrase « Hier les nôtres vivaient » et une citation en référence au livre-témoignage de Chil Rajchman sur Treblinka, intitulé « Je suis le dernier juif ».

PS3 : Toutes les photos ont été prises au camps de concentration de Mauthausen. Elles m’appartiennent  😉

Pour en savoir plus sur la culture juive

Vous êtes juif.ve ou goy et vous aimeriez en savoir plus sur la culture juive en général ?
Ici nous allons recenser des sites, et surtout des MOOCS qui pourraient vous plaire !

Qu’est ce qu’un MOOC ? Cela signifie « Massive Open Online Courses » ou « formation en ligne massive ouverte à tous » en français 😉
Ce sont des cours mis en ligne gratuitement (en général) par des universités, écoles, instituts… Ils sont malheureusement majoritairement en anglais.

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1.1 Histoire/Shoah

« The Holocaust : The destruction of European Jewry »
https://www.coursera.org/learn/the-holocaust/home

« The Holocaust – An introduction : Nazi Germany (I) »
https://www.coursera.org/learn/holocaust-introduction-1/home/welcome

« The Holocaust – An introduction : The Final Solution (II) »
https://www.coursera.org/learn/holocaust-introduction-2

1.2 Histoire & Culture/Hors Shoah

« Jewish Diaspora in Modern China »
https://www.coursera.org/learn/jews-in-china

« The Fall and Rise of Jerusalem »
https://www.coursera.org/learn/jerusalem

« Discovering Ashkenaz »
https://www.yivo.org/Discovering-Ashkenaz

« Folklore of Ashkenaz : Folksong, demons and the evil eye » (/!\ payant)
https://www.yivo.org/Folklore-of-Ashkenaz

 

2. Judaïsme/Religion

« The Talmud –  A Methodological Introduction »
https://www.coursera.org/learn/the-talmud/home/welcome

« Moses’ Face: Moses’ images as reflected in Jewish literature »
https://www.coursera.org/learn/moses

 

3. Langues

Initiation à l’arabe
https://www.fun-mooc.fr/courses/Inalco/52001/session01/about

Pour l’hébreu, le hongrois, le polonais et quelques autres langues
https://www.duolingo.com/

 

Il existe également ce site, qui comporte énormément de ressources, de cours, de conférences sur des sujets divers et variés :
http://www.akadem.org/sommaire/cours/

L’université numérique européenne des études juives (en français, avec des MOOCS divers et variés :
http://www.uneej.com/

Ainsi que ce site (en anglais) assez pédagogique sur la culture juive. Allez voir la section recette :p
http://www.myjewishlearning.com/

Les « Jewish Women’s archive », avec pleeein de ressources sur des femmes juives, les liens entre féminisme et judaïsme, etc.
http://jwa.org/

 

Le consentement, cette vaste fumisterie

[CW : cet article parle de violences sexuelles, agressions, viol, sexe, propos violents etc]

Bon, j’avoue, le titre est un peu provocateur. Mais je le pense sincèrement.
S’il y a une base en matière de féminisme, c’est bien celle du consentement. Quand on lutte contre la culture du viol, on insiste toujours énormément sur le sacro-saint consentement. Nous avons dépassé le dicton qui dit « qui ne dit mot consent » pour rappeler qu’au contraire, qui ne dit mot n’a pas consenti. Nous aimerions qu’en cas d’agression sexuelle, ce ne soit pas la victime qui soit obligée de prouver qu’elle n’a pas consenti, mais au coupable de prouver que sa victime a bel et bien consenti. Ce serait une belle avancée, et c’est déjà le cas dans certains endroits.
Personnellement je trouve ça chouette mais on va pas se mentir, le problème est bien plus profond que ça.

Pour info, je vais à présent parler de manière très binaire et hétérocentrée, pour des questions de clarté à la lecture et aussi car l’immense majorité des violences sexuelles sont commises par des hommes sur des femmes. Cependant je le rappelle, les coupables et les victimes sont multiples.

 

 

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Consentement et passivité

Le premier problème à mes yeux, c’est que c’est systématiquement la même histoire : « a-t-elle consenti ? A-t-elle dit oui ? ». Homme propose, femme dispose. J’aimerais qu’un jour on demande « A-t-elle initié le rapport ? C’était son idée à elle ? ». Il parait donc logique que c’est toujours à la femme de consentir. Consentir, ça veut dire « accepter que quelque chose se fasse », d’après le Larousse. Ce n’est même pas « accepter de faire quelque chose ».

On vit donc dans une société où on se demande si les femmes acceptent que les choses se passent, et pas si ce sont elles qui prennent des initiatives. J’estime qu’à partir du moment où on se pose la question « a-t-elle dit oui ? » c’est déjà l’aveu qu’il y a un truc qui cloche, puisque qu’on part du principe que c’est forcément lui qui a désiré l’action et qu’elle n’avait qu’à dire oui ou non.

Viol =/= Sexe

J’ai souvent vu ou lu que, attention, le viol n’est pas du sexe, mais uniquement de la violence.

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Ce qui me met dans la plus profonde confusion car soyons honnête : le viol concerne quand même BEAUCOUP le sexe. Affirmer le contraire est assez aberrant, car au delà du fait qu’un viol n’est pas toujours violent, beaucoup de viol commencent par… du sexe. Parfois même consenti. Par ailleurs, ça met de côté toutes les fois où on a accepté que sexe se passe, par peur, par flemme, par stratégie, par automatisme, par désespoir, j’en passe et des meilleures. Ca passe sous silence le fait que le sexe en soi peut être violence. Ca oublie les fois où nous n’étions nous-mêmes pas sûr.es de vouloir mais que tout s’est passé si vite, ou celles qui ne se sont pas passées comme nous l’aurions souhaité mais que nous n’avons pas osé protester.

Penser qu’il y a une limite claire entre la simple partie de jambe en l’air et le viol,  c’est assez loin de la réalité. Autant je déteste quand les agresseurs se dédouanent en parlant de « zone grise », autant je pense qu’elle existe réellement, pour l’avoir fréquentée 75% du temps. Tout, dans la culture du viol, joue sur le flou. Tout, dans la façon de se comporter au lit de certains mecs, joue sur le flou. Tout, dans notre perception de nous-mêmes en tant que victimes, joue sur le flou. Nous demander, dans ce contexte, de théoriser constamment sur du net et précis, c’est quasi mission impossible. (Je précise que ceci ne doit jamais ô grand jamais servir à dévaloriser quelqu’un qui dit avoir subi un viol, au contraire)

 

Une conception psychonormative

Partir du principe que le consentement suffit, c’est jeter sous le bus les personnes pour qui dire non relève du parcours du combattant. Par exemple, les personnes qui ont des troubles psy ou une neuroatypicité. A titre personnel, entre les traumatismes, mes périodes d’hypersexualité pathologique, ma haine de moi-même, le fait que je sois incapable d’écouter mon corps, ma consommation d’alcool en soirée pour « tenir le coup », la soumission intériorisée, le fait qu’on ne m’ait jamais appris à dire non aux gens, la peur constante d’être violé, et l’envie d’être validé par les hommes, j’ai conscience d’avoir longtemps été une cible idéale.
J’insiste sur la peur constante du viol, car paradoxalement c’est cette peur qui nous pousse à dire oui, afin d’éviter le viol, même quand on en pas spécialement envie. C’est le serpent qui se mort la queue, hein ? Ayant été abusé dès l’âge de 11 ans, quand quelques années plus tard j’ai commencé être sexuellement active de mon plein gré, le plus sûr restait de dire oui à tout le monde, pour éviter les problèmes mais aussi pour chercher une sorte de normalité, d’équilibre dans ma sexualité (« j’ai dit oui donc tout va bien, je gère »), ainsi que pour m’assurer que les hommes voulaient encore de moi, car c’est ça qui est important n’est ce pas. Et je sais que c’est un phénomène courant parmi les jeunes victimes.
J’insiste aussi sur la haine de soi, car dire oui à quelqu’un qui ne nous attire pas, comme pour se punir, ça arrive aussi. Quand on est dans un cercle vicieux où on ne sait plus pourquoi on fait ce qu’on fait, qu’on se laisse persuader qu’on est une fille facile, une nympho, une salope, un simple objet, un « vide-couille », alors on continue d’essayer de se le prouver car après tout, on ne mérite pas vraiment mieux. Quitte donc à consentir et s’anesthésier pendant l’acte.
Pourquoi je parle de ça ? Car on considère que toutes les personnes qui consentent le font en étant bien dans leur tête et dans leur corps, en conséquence on donne une valeur énorme à leur « oui », ce qui à posteriori leur enlève le droit d’avoir mal vécu le rapport et/ou d’être malgré tout sous le choc.

Le consentement, ce mot magique

On entend parfois « les nanas qui se plaignent de viol c’est juste qu’elle ont fait du sexe et ont regretté ». Ce à quoi des féministes répondent « Non, pas du tout, ce n’est pas du regret ». Et pourquoi ? Pourquoi on ne peut pas dire que oui, peut-être, mais ça n’invalide pour autant leur plainte ? Oui, parfois on regrette, c’est la vérité. On regrette car dans beaucoup de rapports sexuels il y a aussi rapport de domination, et que tout ne se passe pas toujours comme prévu. Oui, parfois on regrette car on n’a jamais dit qu’on était d’accord pour tel ou tel acte, et pourtant l’autre ne s’est pas gêné. Quand on est pas un mec cis, passer au lit avec un mec cis est très souvent risqué. J’ai souvent eu l’impression de me retrouver face à quelqu’un qui entre dans une arène et cherche à montrer qu’il est le meilleur gladiateur.

Ce que je trouve flippant c’est qu’il existe dix milles raison de « consentir » à un rapport sexuel sans réellement le vouloir, et au moins dix milles autres raison de le vivre mal, mais à partir du moment où on a répondu OUI à la sainte personne qui nous a demandé gentiment « souhaites tu copuler » (>> en vrai ça se passe rarement ainsi), alors hop tout est effacé, le consentement y est donc c’est fini affaire classée. Plus question d’analyser les rapports de pouvoir.
Pour un autre exemple rapide, combien de fois on a entendu cet argument que les ados de moins de 15 ans étaient en capacité de consentir librement avec des adultes, ce qui est évident, alors que la vraie question c’est : pourquoi un.e adulte veut-il avoir un rapport avec un.e ado de moins de 15 ans ? Peut être que si on posait plus souvent la question à l’envers, on se rendrait plus facilement compte de tout le glauque qui se cache sous les draps. « Pourquoi voulait-il coucher avec elle ce soir là ? Est ce parce qu’elle a une réputation de fille facile ? Pourquoi voulait-il absolument un rapport anal ? Pourquoi n’est-il pas rentré à 22h au lieu d’attendre la fin de soirée ? Pourquoi lui a-t-il resservi trois fois un vodka-coca ? Pourquoi n’a-t-il pas attendu qu’elle lui propose un truc ? Pourquoi pourquoi pourquoi ?  »

 

Je ne veux plus avoir à accepter que chose se passe. Je ne veux plus avoir à demander si « elle a dit oui » car c’est déjà preuve que ça ne va pas. Je ne veux plus qu’on vive dans la poisse des regrets et la culpabilité d’avoir dit oui. Je veux qu’on prenne en compte que si le non vaut de l’or, le oui est toujours à prendre avec des pincettes.
Tout ça, ce sont des miettes que la culture du viol veut bien nous céder.

 

 

Le Coq

[Attention, ce texte parle de violences conjugales – TW]

C’était bientôt l’heure du dîner et nous étions invités chez des amis. Moi je me faisais beau, costume et chaussures cirées, un peu de laque sur mes cheveux et du parfum, du vrai parfum d’homme. Je me trouvais bien dans le miroir, avec mes dents blanches – vous voyez ? C’est grâce à la bicarbonate de soude – et puis ma peau bronzée – ça c’est la montagne.

Je suis coquet, on me le dit souvent. Mais je n’aime pas trop ce mot, c’est trop féminin, et puis il y a coq dedans, est-ce que j’ai l’air d’un coq moi ?

Pourquoi c’est arrivé ce soir là précisément ? Je ne sais pas trop, pourtant au départ tout avait l’air normal. Attendez, j’essaye de me rappeler.

Edwige est entrée dans la salle de bain pour se maquiller. En la regardant, j’ai remarqué que là, vers ses yeux, il y avait des plis. Bon c’est vrai on s’approche de la cinquantaine, mais moi je prends soin de ma peau vous voyez, chaque mois j’ai un petit budget qui me permet de ralentir la vieillesse. Non pas que je regrette mes vingt ans mais je fais un effort quoi !

Edwige s’est brossé les cheveux et est allée aux toilettes. Sur la brosse, parmi les cheveux bruns, j’ai vu des cheveux blancs. Combien de fois, combien de fois lui ai-je dit qu’il existait des teintures pour camoufler tout ça ? Elle ne veut rien entendre, elle est têtue vous savez, moi je peux pas lutter. A travers la cloison je l’entendais faire pipi alors j’ai dit quelque chose comme « Edwige je t’entends faire pipi c’est dégoûtant. » Elle n’a pas répondu. Après m’être rasé je suis retourné dans la chambre. Elle était là, me tournant le dos, en sous-vêtements, face au placard. Elle m’a dit « Benoit, je sais pas trop quoi mettre… » Moi j’avais envie de lui dire que rien ne lui irait de toute façon, je voyais ses cuisses énormes et je me demandais comment je pouvais encore partager mon lit avec un corps pareil. Elle n’est pas grosse, non, mais elle s’affaisse. Moi je vais au club de sport chaque semaine, je m’entretiens. Elle ne fait même pas l’effort. Mais je n’ai rien dit, hein, parce qu’une fois je lui ai fait une remarque de ce style, elle s’était mise à pleurer et moi je m’étais mis en colère et j’avais fini par la gifler ; certes ça avait été efficace, elle s’était calmée mais je vais pas le faire tous les jours non plus, et puis Laurent et Françoise nous attendaient.

Je lui ai dit « J’en ai rien à faire, dépêche toi ! » Avant elle était sexy, ça oui, et coquine aussi. Et puis avec le temps, elle est devenue juste fade. En fait elle a l’air vieille. Et moi je peux pas lutter. Elle a enfilé une robe au hasard, elle était encore de mauvaise humeur ça se voyait, avec son petit air chagrin, là. Ce qui m’embête c’est qu’elle croit que mon amour pour elle est acquis, qu’elle n’a plus besoin de me montrer qu’elle me mérite encore. Elle s’est retourné vers moi et avec un pauvre sourire elle a soufflé « T’est jamais gentil, hein… »

Et là. Là, j’ai remarqué. Sur sa dent, la dent du haut, comment ça s’appelle… Oui l’incisive. Celle de droite. Y’avait du rouge à lèvre. Même pas foutue de se maquiller correctement. Je vous l’ai dit, je peux pas, je peux plus lutter.

 

Alors oui, voilà, c’est ça, je l’ai tuée parce qu’elle avait du rouge à lèvres sur les dents.

 

Un heureux promeneur

Ils lui ont dit qu’ils voulaient un tableau assez simple, un tableau heureux, un portrait pourquoi pas. Ce sera pour accrocher dans le salon, donc quelque chose de passe-partout, pas dans le genre Picasso. Le peintre a l’habitude de ce genre de demande et sait exactement ce qui leur plaira.

Comme à chaque fois, il commence à esquisser la silhouette d’un homme en manteau et pantalon. Ses gestes sont précis, il maîtrise chaque coup de pinceau. Il attrape le vert et attaque la pelouse, fait des nuances, quelques petites fleurs blanches, ce sera un tableau bucolique avec un homme heureux qui se promène. Le ciel est bleu, il y a même des oiseaux, on pourrait presque sentir l’odeur de la campagne. C’est simple, c’est banal, ça n’a aucune résonance.

Le manteau de l’homme sera gris, décide le peintre. Sur sa palette, il dose le noir, puis le blanc. Il trempe son pinceau dans le mélange et l’approche de la toile. Mais à mi-chemin, il est pris d’un hoquet soudain, et tâche de gris un morceau de ciel bleu.

Il recule, surpris et effrayé. Voilà qui ne lui était jamais arrivé. Il contemple la catastrophe et essaye de se rassurer. C’est simplement un nuage venu assombrir le tableau. Peut-être va-t-il bientôt pleuvoir, l’homme devrait se dépêcher de terminer sa promenade. Mais le peintre est mécontent, ce n’est plus vraiment un tableau heureux et innocent si l’orage menace. Pourtant, il a réalisé ce tableau des dizaines de fois, comment a-t-il pu le gâcher ainsi ? Agacé, il laisse tomber son pinceau dans la peinture, qui éclabousse la toile. Il ne manquait plus que ça, ces petites gouttes noires un peu partout.

Le peintre prend alors son pinceau le plus fin, et transforme les gouttes en points, traits et croix, façonnant des tourbillons de barbelés. A présent, l’homme se promène dans un champ de barbelés. Énervé, le peintre barbouille de marron l’herbe verte, maintenant l’homme patauge dans la gadoue d’où émergent ça et là des touffes d’herbe. Bon, tant qu’à faire, autant rajouter des nuages, et aussi de la pluie. Le peintre s’y atèle avec excitation, comme s’il transgressait pour la première fois une règle imposée par lui-même. Puisqu’il pleut, l’homme a besoin d’un parapluie. Mais dans son élan, le peintre trace un manche bien trop épais. Ah, qu’à cela ne tienne, ce sera donc un fusil ! Oui, voilà, l’homme est un chasseur. Le peintre devient frénétique, et ses gestes s’enchaînent, il ne réfléchit plus. Il finit par rajouter une baïonnette au fusil, quelle bonne idée, il mélange le vert au gris pour faire du kaki et métamorphose le promeneur rêveur en soldat sanguinaire. Les oiseaux deviennent des avions de chasse ou des obus, du rouge est réparti généreusement sur les touffes d’herbes, on commence à apercevoir au loin des cadavres, de la fumée, une maison qui brûle.

Tout à coup, le peintre est épuisé, il a donné tout ce qu’il avait. Il regarde son tableau, fier de lui. C’est magnifique, la guerre a complètement ravagé la campagne propice à la promenade. Cependant, il manque quelque chose. Le visage du promeneur soldat est resté blanc. Il s’applique alors à faire les yeux, le nez, les reliefs. Puis il se souvient que les gens qui ont passé commande ont demandé un tableau heureux et dessine au soldat un sourire radieux.

 

 

 

Porcelaine

porcelaineC’était en plein milieu du mois de juillet, mais il faisait froid. Lui il avait une couverture blanche qui lui arrivait au niveau de la poitrine, mais moi j’avais les jambes nues et la chair de poule. Il était pâle, pas vraiment gris, pas vraiment beige, juste blanc cassé. Ses lèvres aussi avaient perdu leur couleur, elle faisait simplement acte de présence car on ne les remarquait pas tant elles étaient fines. Dans un premier temps, je ne voyais que le côté gauche de son visage, et si de son vivant nous le comparions souvent à un dieu grec, à présent il était parfaitement semblable à l’une de leurs statues. C’est cela qui me terrifiait, sa beauté devenue froide, implacable, presque sereine. Je ne l’avais jamais vu serein, il avait toujours été solaire.

Le contour de ses yeux était rosâtre, comme des immenses cernes. Après tout, il était peut-être simplement épuisé, et voulait juste dormir très très longtemps. On avait rasé ses cheveux, découvrant son piercing à l’oreille, comme un détail gênant sur une statue antique, que venait faire là cette boucle en argent ? Il avait une chemise bleu claire. Encore une fois, la couverture blanche, la chemise claire, son visage pâle, tout ça donnait l’impression que la vie en partant avait emmené les couleurs. Qui avait  choisi cette chemise, et pourquoi ? Ils auraient du lui en mettre une rouge, ça aurait apporté un peu de chaleur. Sur le haut, vers son épaule, il y avait des petites tâches de sang. Comme des petites fleurs sur une tasse de porcelaine.

J’ai contourné son corps pour voir le côté droit. Là, l’illusion mystique de la beauté antique s’est envolée. Une cicatrice partait du haut de son crâne et se jetait dans sa joue comme un fleuve se jette dans la mer. Un hématome gris-bleu recouvrait sa mâchoire. Son oreille était en lambeaux. C’est comme si on avait volontairement voulu briser seulement la moitié de son visage pour nous rappeler cruellement à quel point il avait pu être beau un jour et rien du tout le lendemain.

En voyant les contrastes, je réalisais tout ce qui avait pu être brisé en l’espace d’une seconde, comme si sa fragilité avait fini par avoir raison de lui à la manière d’une corde qui se rompt a force de frottement.

J’aurais voulu toucher son visage pour savoir si ça crissait sous mes doigts comme du verre pilé.

J’aurais voulu savoir si sa peau était toujours aussi tendre ou si elle était vraiment devenue marbre.

J’aurais voulu savoir en combien de morceaux il s’éparpillerait si on le laissait tomber.

Mais je n’ai pas osé.

Pour une fois, il avait l’air serein.

 

Et toi, tu fais frémir qui ?

[Attention : ce texte parlant de violences sexuelles peut être angoissant]

 

Qui espère secrètement ne jamais te recroiser et qui a changé d’itinéraire pour t’éviter ? Qui pense à toi parfois le soir et suffoque ? Qui serre les dents tous les jours à ton contact ? Qui regarde des vieilles photos de toi une boule dans la gorge ?

Est-ce que tu t’es déjà posé la question ne serait-ce qu’une fois ? Es-tu persuadé d’avoir toujours respecté ses limites ? Es-tu sûr d’avoir toujours su t’arrêter quand il le fallait ? Penses-tu avoir suffisamment été à l’écoute, tout le temps, à chaque fois ?

Qui sursaute en entendant ton prénom ? Qui a peur de passer dans cette rue ? Qui évite d’écouter cette musique à cause de ton souvenir ? Qui a la nausée quand tu lui dis bonjour ? Qui a le cœur qui palpite quand on lui demande ce que tu deviens ? Qui refuse de venir ce soir parce que tu seras là ?

Est-ce que tu t’es déjà demandé si c’était vraiment judicieux de baisser ton froc là tout de suite maintenant ? Est-ce que ça en vaut la peine ? Est-ce que c’est elle qui a initié le truc cette fois-ci ou bien comme d’habitude elle suit le mouvement en silence ? Est-ce que tu lui as demandé si ça allait ?

Qui craint encore le grand méchant loup ? Qui se révulse en sentant un parfum similaire au tien ? Qui pleure en se rejouant le film encore et encore ? Qui passe la journée dans son lit écrasé par le poids de tes gestes ? Qui se tord les mains, paralysé par l’insomnie et les mauvais rêves ? Qui réagit de manière virulente quand on t’évoque ?

Est-ce que t’es sûr qu’elle a dit oui ? A tout ? Est-ce que tu t’es assuré qu’elle est en état de faire quoi que ce soit ? Au moins plus que toi ? Est-ce qu’elle n’a pas pleuré sur ton épaule y’a quinze minutes ? Est-ce que c’est le moment de glisser ta main sous son T-shirt ?

Qui frappe contre le mur car t’es pas là pour prendre les coups que tu mériterais ? Qui sourit l’air absent parce que son cerveau est plein des fragments de ce que tu as brisé ? Qui. Qui. Qui as-tu traumatisé sans même t’en rendre compte ? Au détriment de qui es-tu en train d’avancer dans ta vie ?

Est-ce que tu t’es déjà demandé si c’était pas trop long, trop brusque, trop soudain, trop rapide, trop égoïste ? Est-ce que t’as déjà demandé « qu’est ce qui te ferait plaisir ? » ? Est-ce que t’as déjà demandé « t’es sûre que tu veux ? » ? Deux fois ? Est-ce que tu l’as regardée droit dans les yeux, est-ce qu’elle t’a souri sincèrement ?

 

Et toi, tu fais frémir qui ? C’est laquelle, hein, c’est laquelle qui te fuis mine de rien ? C’est laquelle qui un jour peut-être t’explosera à la figure pendant que tu joueras l’étonné ? C’est laquelle que tu assumes moyen, mais que tu as déjà oubliée en te disant que c’était sympa mais pas exceptionnel ? Allez cherche. Y’en a forcément un.e.