Song to say Goodbye

Je m’étais tacitement promis de ne jamais tenter d’expliquer car ça ne s’explique pas et de toute façon les explications c’est chiant et souvent au final les gens n’ont toujours pas compris. Comment faire comprendre avec de simples mots et sans les chocs l’ampleur de l’impact sur mon quotidien.

Quand ça a commencé je n’avais jamais entendu parler sérieusement de traumatisme à part avec crânien derrière. Les soudaines crises de larmes violentes sans raison apparente m’ont laissé croire que j’avais perdu les pédales. Quand j’ai réalisé que je passais des heures sur le canapé sans rien faire avec la mort dans le cœur je me suis dit que quelque chose clochait. J’avais 20 ans et l’habitude d’être sociable et dynamique. Quelqu’un a brusquement éteint la lumière et depuis j’ai peur du noir. Puis ça s’est installé lentement ou du moins suffisamment progressivement pour que je ne m’affole pas tout de suite. Les crises de larmes, donc. Le canapé. Jusque là je n’avais jamais été une personne angoissée au contraire même j’étais du genre à ne jamais ressentir ni stress ni trac. Deux ans que j’étais à la fac et que j’étais au centre du tourbillon, cours, militantisme, soirées entre potes, déplacement à droite à gauche, on dormira plus tard il faut s’activer. Peur de rien. A part d’être seul peut être. Et puis à 20 ans subitement l’Enfer c’est les Autres il faut construire une muraille des douves et surtout ne plus jamais baisser le pont-levis. La compagnie des autres est devenue insupportable et je pique des colères monstres. Je me souviens d’un repas au McDo où je suis tellement énervé contre ce gars mais je n’ose pas y aller sérieusement alors je lui annonce de but en blanc que je ne le respecte plus, débrouille toi pour comprendre, je serai sarcastique du début à la fin et plus jamais je ne le prendrai au sérieux. Je crois que j’aurais aimé lui cracher dessus et le traiter de pauvre merde mais il y a du monde.

Mes colères sont monstres car petit à petit tout le monde devient monstre à mes yeux. Terminées les soirées. Je ne me sens en sécurité que sur le canapé, quitte à y passer des heures, hébété, à attendre la nuit. Je me souviens de m’être dit ce n’est pas normal ce manque d’énergie. Je me souviens débarquer chez une psy pour lui dire « Je n’ai plus d’énergie. Je ne ressens plus rien. Ce n’est pas normal. » Je n’avais jamais entendu parler sérieusement de traumatisme à part avec crânien derrière. Un choc sur le crâne, on vomit, on se repose et ça passe. Mais un choc sous le crâne ? Ca fait quoi ? J’ai vomi, j’ai attendu sur le canapé, mais ce n’est pas passé.

Subitement j’ai peur de monter sur la poutre. Après des années de gymnastique de pirouettes et d’équilibres, je n’ai plus confiance en mon corps, je ne suis pas sûr que mes muscles me portent. Je passe une année à travailler le saut, à m’acharner sur un simple salto avant, avec le trampoline et non le tremplin, une fois par semaine je viens et je fais un saut simple pendant une heure, j’ai l’impression que je vais mourir si je tente quoi que ce soit d’autre. Un an après, je ne serai même plus capable de faire une vrille sur le saut de cheval car au moment de m’élancer je me vois m’écraser sur l’agrès. Trauma crânien. Je vais mourir si je continue, c’est sûr. J’ai perdu le contrôle sur mon corps et mes muscles au moins une fois, ils ne m’obéissent plus je ne peux plus me fier à eux. J’arrête la gym.

Petit à petit ce ne sont pas que les sentiments qui s’effacent mais aussi les sensations physiques. J’aime quand il fait froid et je me brûle sans arrêt. J’enfonce mes ongles loin dans ma peau. Un soir je me lacère la paume de la main gauche à répétition avec un bout de ferraille qui dépasse de ma canette de bière, méthodiquement, sans m’en rendre compte. Au réveil j’ai la main en sang et des picotements. Tout va bien. Je laisse la faim qui fait gargouiller parce que c’est pas si désagréable puis je mange jusqu’à avoir mal au ventre parce que c’est pas si désagréable. Je découvre l’étrange satisfaction des extrêmes.

La nuit devient une épreuve. Il y a une période où je ferme ma chambre à clé quand je dors car j’ai peur que mon coloc m’assassine dans mon sommeil. Je passe des heures encore les yeux ouverts, épuisé, mais j’ai peur du noir j’ai peur de m’endormir et de ne plus contrôler ni le temps qui passe ni les gens qui sont éveillés. Mon coloc déménage et j’arrête de verrouiller la porte. Mais il faut quand même qu’elle soit fermée. Le moindre bruit hors de ma chambre me fait sursauter. C’est le début des terreurs nocturnes. Il suffit que j’entende quoi que ce soit pour être en état d’alerte, en apnée, même si c’est juste quelqu’un qui va aux toilettes. Quand je vis avec ma copine, je lui demande d’aller vérifier que la porte d’entrée est bien verrouillée dès que j’entends des gens parler dans la rue. Chaque murmure à l’extérieur de ma bulle devient une menace mortelle. Muraille, douves, pont-levis.
Je dors peu et chaque matin je suis un peu plus épuisé. Ma concentration chute, lire ou étudier devient impossible, je refuse de manger autre chose que des navets, jusqu’à ce que la fièvre et l’anémie me terrasse. Bilan sanguin « J’ai cru que vous étiez une veille dame en lisant vos résultats » me confie le médecin, « comment avez-vous réussi à monter les escaliers ? ». Mon corps est carencé, vidé, mes ganglions me font mal et je peux à peine bouger. J’ai 20 ans et la tempête sous le crâne vient de se lever.
La psy me parle d’EMDR. Je cherche sur internet et je suis étonné, je tombe sur des sites de traumatisme et de soldats choqués par la guerre. J’ai pas vécu la guerre. Je suis pas tombé sur la tête. Tout va bien, je crois, je suis juste fatigué.

Je pleure presque tous les jours et je ne sais toujours pas pourquoi. Je vis mal la situation ambiguë avec mon ancien groupe d’amis. Un soir on fait la fête à la maison, Solène est là. Tout va bien. Puis elle me demande si Victor qui passe la chercher peut monter. Je dis non, Solène, je suis fâché, je ne veux plus le voir, il n’a qu’à t’attendre en bas. Elle sourit, ok ok pas de problème. Elle ajoute qu’il veut bien se réconcilier avec moi. Je n’ai rien demandé pourtant. Plus tard la sonnette retentit, c’est sûrement un pote de ma coloc, je vais ouvrir la porte, je me retrouve nez à nez avec lui. J’étouffe. Il me parle, je n’entends rien. Je ne dis rien. Il entre. Je panique. Il est gêné. Il y a un code en bas, comment a-t-il eu le code. Je dis à Solène que je ne veux plus qu’on se voit. Quand ils partent j’ai oublié que mes poumons avaient besoin d’air et je pleure hystériquement, accroché à ma ventoline. Ca ne va plus.
Je continuais naïvement d’espérer que tout irait mieux avec R car je ne suis pas encore fâché et pas encore dégoûté mais un jour ça me frappe et à nouveau je me trouve bête. Je rêve encore de ses ricanements mais aussi de ses cheveux bouclés de quand on avait 14 ans et qu’on était les rois du monde.
J’ai 20 ans, je n’ai plus d’énergie, plus d’amis, plus de souffle. J’ai peur sans arrêt.

A cette époque mon copain est loin, on se parle une fois par semaine sur Skype et à chaque fois je finis en larmes. Je suis nul, je suis faible, j’ai peur et il est rarement sympathique. Je rechigne à me faire des nouveaux amis car la place a été prise puis rendue mais l’emplacement est fermé par un cadenas et j’ai oublié le code. Aujourd’hui j’ai 25 ans et ça n’a pas bougé.
Je déteste mes bras, je dis toujours « je n’ai pas de force dans les bras », mais en vrai j’ai de la force nulle part sauf dans mes ongles qui vont loin dans ma peau. Je commence à détester ma poitrine et bientôt je ne veux plus la voir ni même la sentir ni même rien du tout, elle n’existe plus. Je la déteste, je déteste mes bras et je déteste tout le monde. Mes bras sont faibles et peu fiables. Ma poitrine est responsable du malheur du monde.

Je fais des cauchemars. Souvent. La musique de Pink Floyd me donne la nausée. Mes amis me manquent mais plutôt mourir que de les revoir. Je rêve d’eux. Souvent.
Avec la psy on avance mais pas assez vite à mon goût, j’ai enfin compris que les traumas ne sont pas que crâniens. J’ai compris que je ne pleure pas sans raison, que je n’ai pas peur pour rien.
Mon quotidien change. Je ne supporte plus de sortir dans Lyon, c’est trop fatiguant car je passe mon temps à guetter tout et tout le monde. Je passe mon temps à étouffer. Je déménage. Quatre ans après, je vis toujours loin de Lyon, mais la peur panique revient dès l’instant où je monte dans le train pour m’y rendre.

J’ai 22 ans et je suis loin. J’ai un taff qui me plaît et des nouveaux amis. Je suis un peu plus apaisé et j’essaye de mettre tout ça derrière moi. Je ne suis plus en thérapie. Un jour je me retrouve seul avec un collègue dans une pièce. Il est très chouette et on s’entend bien. Mais soudain une violente angoisse me sert le ventre. Je fixe la porte et je ne l’écoute plus. Craignant la crise de larmes inopinée je prétexte je-ne-sais-plus-trop-quoi et je m’enfuis. Je tremble dans le tramway. Je me sens à nouveau nul. Et tout revient. Les jours suivant, terrassé par la peur et l’anxiété, je m’invente une angine. Et on repart à zéro. Je ferme à nouveau le loquet de ma porte la nuit. Je reste sur le canapé. Plus jamais je ne pourrai rester seul dans une pièce avec un homme, sauf exception.

C’est difficile d’expliquer car déjà c’est difficile d’admettre soi-même qu’on change, que notre qualité de vie se dégrade, je tombe très souvent malade, mes problèmes respiratoires s’aggravent depuis 5 ans, mes anémies sont toujours plus récurrentes, mon cœur bat trop vite et j’ai des extrasystoles. Je mange la peau de mes doigts, je fais de la dermatillomanie, je me gratte jusqu’au sang, j’ai des acouphènes. A présent j’ai aussi de violentes douleurs abdominales régulièrement. Mais surtout, ce qui change, c’est l’anxiété. La peur de l’incontrôlable me tenaille tellement que j’ai commencé à enchaîner les fichiers Excel et les listes pour dompter chaque aspect de ma vie. Je ne supporte plus les surprises. Je sursaute très facilement. Je ne peux plus regarder un film ou une série sans lire un résumé exhaustif au préalable. L’imprévu me frustre et me provoque des crises de panique. Vigilance constante

C’est difficile d’expliquer car j’ai constamment la sensation que les gens vont hocher la tête en disant « oui je comprends » mais n’auront en fait rien compris. Je n’ai pas fait la guerre, je n’ai pas un trauma crânien, par contre il y a bien quelque chose de détruit et d’irréparable.  J’ai mis du temps à prendre au sérieux cette déchirure et à accepter que c’était comme une maladie. J’ai appris les mécanismes du trauma : intrusion, évitement, hyperstimulation. Je les comprends instinctivement mais j’ai encore du mal à les expliquer aux autres.

Quand tu as un nouveau téléphone ou un nouvel ordinateur et qu’il y a une partie de la mémoire déjà prise par des logiciels que tu ne peux pas supprimer ? Mon cerveau c’est pareil : le logiciel traumatique tourne constamment en arrière-plan, je ne peux pas le désinstaller, il prend une place non négligeable et m’empêche d’utiliser l’espace. C’est tou-jours là. Parfois ça déconne particulièrement et je reçois des notifications intempestives. Ca tourne en boucle, encore et encore, jusqu’à écœurement.

Je suis terrorisé par les gens qui ont trop bu, trop fumé ou quoi que ce soit d’autres. Ils deviennent imprévisibles et ça me plonge dans un état de vulnérabilité insurmontable. Et quand je suis vulnérable je ne contrôle plus rien, pas même mes bras. Et je hais ça. Ma propre vulnérabilité est mon pire ennemi. Moi-même je bois de moins en moins.
Je ne supporte plus qu’on me tienne par le poignet.

J’ai arrêté de penser à l’avenir car c’était simplement un nuage noir. Je ne pouvais pas me projeter plus loin que mon planning sur le fichier Excel. Mes rêves d’école d’interprète ont disparu. Je n’avais plus envie de rien, car de toute façon ma mort imminente me paraissait trop envisageable pour penser à autre chose. Je doute de mes capacités. Je doute de mes bras mais aussi de mon cerveau. Je suis convaincu que je suis stupide, que tout n’est que mensonge et illusion et que tout le monde me veut du mal. Je reste méfiant. J’ai arrêté le militantisme.

J’ai l’impression de vivre un nouveau deuil sauf que personne n’est mort. Passé le choc et le déni j’oscille entre colère et dépression, je marchande encore de temps en temps. Puis je repars à zéro, c’est un cycle éternel.
Au tout début la psy m’a demandé de réfléchir à ce que m’évoque la tristesse : rien ne vient.
Mon corps est cotonneux, mon cerveau brumeux, la nuit je rêve qu’on me vole ma couette ou qu’on m’étouffe. Parfois le matin je me réveille et je suis ailleurs, je suis coincé, alors j’arrête de bouger et tant pis pour la fac. J’écoute cette chanson qui dit « You are one of God’s mistake » et c’est exactement ce que j’aurais envie de dire à Victor. « You were someone to whom I could relate. » J’ai follement envie de l’appeler pour l’insulter mais aussi pour lui dire que je l’aime et qu’il me manque et que je veux bien qu’on se réconcilie, pitié que tout redevienne comme avant, qu’on rallume la lumière et j’oublie tout, mais je ne bouge pas car la nausée qui revient, finalement je supprime son numéro de mon téléphone, je bloque tout le monde, c’est une chanson pour dire au revoir.

La semaine dernière je suis allé chez mes parents et dans ma chambre d’ado j’ai remarqué qu’il y avait encore les photos sur les murs. Je les ai déchirées.
Ce qui est très fatiguant en plus de l’hypervigilance c’est le sentiment absolu d’insécurité permanente.

Je ne sais pas si tout peut se raconter, si tout peut s’expliquer, s’il est possible d’exprimer la violence du choc, c’est pire que de s’écraser sur le saut de cheval, c’est un trauma dans le crâne dans les muscles dans le ventre dans le coeur et sur l’épiderme, j’ai tout le squelette qui tremble. Je me sens trahi, une trahison tellement brûlante.
J’ai eu de la chance de tomber sur des soignants compréhensifs. Une généraliste inconnue qui me récupère en larmes, je lui dis que je ne peux plus travailler. Elle me dit que c’est normal, que je ne peux pas toujours être fonctionnel. Je la vois une fois par mois. Elle me dit que j’ai le droit de tuer les gens dans ma tête si ça me fait du bien.
Cette année je vois à nouveau un psy après 3 ans sans thérapie. Il est doux et il comprend tout. Il prend le temps. J’arrive enfin à parler. Je prends aussi rendez vous avec la médecine préventive de la fac et le service handicap. Les gens m’écoutent, me croient et j’obtiens un aménagement. A 20 ans je pouvais pas encore concevoir tout ça, je restais prostré dans le canapé et me demandant ce qui était en train de se passer.
Je pensais dur comme fer que le problème c’était moi. Tout le monde est passé à autre chose, sauf moi. Je dois être le problème.

Je me souviens aussi de cette nuit où Victor tapait derrière la porte, on est resté dans le noir sans parler pendant un long moment mais il n’est pas parti, j’ai supplié les autres de pas le laisser entrer mais elles ont culpabilisé « on va pas le laisser toute la nuit sur le palier il dormira dans la cuisine ». Il a dormi sur le sol de la cuisine. J’ai mis du temps à m’endormir, paralysé au moindre bruit.
Quand la violence débarque sans préavis, ça déboussole. J’ai jamais retrouvé le nord. Ca a jailli d’un coup, de manière incompréhensible.

C’est ma première psy qui m’a parlé de traumatisme, d’agression, du mot tabou (v-i-o-l), elle m’a dit c’est pas normal c’est interdit c’est un crime. Ma tête le savait déjà mais tant qu’on en parle pas ça n’existe pas. Je me souviens avoir pensé à la police. Je me souviens m’être dit non je les aime, ce sont des amis, je ne veux pas les embêter. Je ne veux pas que mes parents sachent, que tout le monde sache. Je veux que tout continue comme avant.
J’ai lu des témoignages. Des filles qui vont à la police et on leur demande « est ce que vous avez crié ? » et je me suis dit que je ne saurais pas répondre à cette question car je ne me souviens plus si j’ai crié. Je crois que oui. J’avais l’impression de crier mais je ne sais pas si mes poumons ont suivi ou si, comme mes bras, ils se sont résignés. Le cri est coincé à tout jamais et à 20 ans j’ai envie de hurler tout le temps. Les choses dont on est pas sûr finissent par croupir à l’intérieur parce qu’on a beau tenter de se repasser le film la bande saute et ça grésille toujours aux mêmes endroits. Alors on sait pas et c’est dur d’avancer quand le passé est plein de zones d’ombres. Parfois je m’y attarde et c’est la panique. Je dois me résigner car je n’aurai jamais toutes les réponses à toutes mes questions.

Je continue à paniquer quand je vois quelqu’un qui leur ressemble. J’ai toujours des crises de larmes quand je lis certains mots ou quand j’entends une musique. Il  y a tellement de choses inattendues qui vont provoquer une terreur soudaine et violente. Tout est devenu violent.

Il parait que je suis tout poreux en dedans. Que j’ai du mal à tisser des liens. Pourtant ça va mieux. J’arrive parfois à surmonter la peur. Récemment, j’ai réussi à être triste. Je chante « I wanna get better » fort dans ma chambre et j’y crois. J’apprends à m’exprimer et à raconter tout ce qui se passe dans ma tête. I’m gonna get better, mais ce sera sans doute toujours là.

[Pardon pour ce ci long machin. J’ai essayé d’expliquer et j’ai l’impression d’en avoir tant laissé de côté]

 

Une réflexion sur “Song to say Goodbye

  1. Témoignage très poignant.
    Il a du être excessivement difficile a écrire. Sachez qu’il a été lu et qu’il prend à la fois du sens pour ce qu’il est, en soi, mais, aussi, par rapport à ce qu’on peut comprendre de l’autre en général.

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