Hier, les nôtres vivaient

« Commémoration frénétique », « sinistre blague commémorative », « On parle trop de la Shoah », « Les juifs en font trop sur l’Holocauste », « c’est bon la Shoah ça concerne pas que les juifs !! »…

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Qui n’a jamais entendu ce genre de considération ? Et pas que de la part de l’extrême-droite et des négationnistes, détrompons-nous. C’est ce que pas mal de gens pensent : on en fait trop, c’était y’a longtemps, c’est bon, c’est fini, on n’a pas spécialement envie d’entendre ni de voir ni de savoir. Soit. Les gens savent tout, en ont trop entendu parler à l’école (bizarrement, bien qu’ayant été à l’école, je n’ai pas l’impression d’en avoir été abreuvé, mais bon, ce doit être car je relativisais par rapport à ce que j’entendais à la maison), je l’ai bien compris. Cela dit il m’arrive parfois de faire le test : en réalité les gens sont incapables de me citer un autre camps qu’Auschwitz, n’ont jamais entendu parler des Einsatzgruppen (cf. la « Shoah par balles ») ou des Sonderkommando, ne connaissent aucun résistant juif et savent à peine ce qu’est un ghetto. Ce n’est pas grave, ce n’est pas nécessaire dans la vie de tous les jours, mais on ne me convaincra pas que « on en sait trop ».

Bon, passons aux choses sérieuses. Ça vous soûle ? Vous en avez marre d’entendre parler des juifs, des camps, de la mort, de la déportation ? Eh bien je m’en contrefiche. On continuera à en parler, car hier les nôtres vivaient. Aujourd’hui ils sont des noms gravés sur un mur commémoratif.

Il y a quelques semaines, je suis allé assister à la projection d’un film sur Treblinka. A l’accueil du musée, l’homme à l’accent slave derrière moi explique ne pas avoir réservé sa place. La dame lui demande « vous voulez tout de même assister à la projection ? », il répond « Evidemment, toute ma famille est morte à Treblinka ». Ce genre de détail qui vous heurte directement dans l’estomac. Evidemment. Tout ceci c’est son histoire, notre histoire. Ce n’est pas juste un film. C’est la réalité. Elle est toujours là, autour de nous, palpable. Je suis allé à une conférence sur les camps de personnes déplacées après la guerre, une dame du public a expliqué qu’elle était née dans un de ces camps. Une autre fois, il y avait un ancien déporté de Buchenwald dans l’audience. Et cetera. La réalité. Hier, les nôtres vivaient et aujourd’hui nous sommes là pour eux.

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Imaginez vous faire un voyage scolaire tout ce qu’il y a de plus banal à Berlin. Vous êtes le seul juif du groupe. Vous passez au Mémorial de l’Holocauste, vous savez, celui qui est très connu avec les stèles grises. Vous visitez le musée qui est dessous, et vous voyez votre nom et personne, absolument personne ne peut comprendre ce que vous ressentez à ce moment là. C’était la première fois, je suis maintenant habitué à les voir à l’entrée du Mémorial de Paris, je me suis même habitué aux photos des enfants à l’intérieur, là où sont affichés les portraits des enfants assassinées. Et quand je dis « mon nom », je ne parle pas d’une coïncidence mais réellement de ma famille.

Imaginez être en soirée avec des ami.es, l’une d’entre elle a bu, vous vous embrouillez pour rien, elle vous regarde dans les yeux et lâche « Retourne à Auschwitz ». Ces mots sont sans doute vide de sens pour elle, mais pas pour vous. Car le poids de la réalité.

Imaginez devoir consoler votre frère de 14-15 ans qui n’arrive pas à s’endormir car cet après-midi il a croisé des gars au crâne rasé qui ont fait le salut nazi sous son nez.

Imaginez qu’hier, les nôtres vivaient.

Bien sûr je ne raconte pas tout ça pour faire pleurer dans les chaumières. Je pourrais vous donner encore des dizaines d’anecdotes. Pour que vous compreniez que pour certain.es d’entre nous, ce n’est  pas une blague commémorative. Ce n’est pas frénétique. C’est ce avec quoi nous vivons tous les jours. C’est ce qui nous suit au quotidien. Nous sommes né.es avec ces souvenirs. Il y aura toujours en nous un deuil insolvable.
Mais aussi des cultures perdues. S’il y a eu des millions de personnes assassinées, il y a eu autant de livres brûlés, de biens confisqués, de synagogues détruites, et des langues en voie de disparition. Tout un héritage mis en danger, fragile, lourd de traumatismes et de secrets.

Je ne suis plus désolé d’être juif. Je ne suis plus désolé de parler de la Shoah, ou d’autres épisodes « pogromiques » de l’histoire juive. Je ne suis plus désolé d’être fier de mes origines compliquées, je ne suis plus désolé de porter l’histoire familiale, je ne suis plus désolé de souligner l’antisémitisme à droite et à gauche. Je ne suis plus désolé de ne plus avoir honte.

Hier, les nôtres vivaient, et aujourd’hui, c’est à nous de vivre haut et fort.

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« Cimetière des cendres »

PS 1 : J’en profite pour rappeler que des copines ont créé ce Tumblr plus qu’utile pour témoigner de l’antisémitisme ambiant, toujours bien présent

PS2 : La phrase « Hier les nôtres vivaient » et une citation en référence au livre-témoignage de Chil Rajchman sur Treblinka, intitulé « Je suis le dernier juif ».

PS3 : Toutes les photos ont été prises au camps de concentration de Mauthausen. Elles m’appartiennent  😉