A propos d’antisémitisme – W. Alter

Ce texte est une traduction approximative du texte « O antysemityzmie » de Wiktor Alter, écrit (en polonais) en 1936. Alter était un des leaders du Bund (parti travailliste juif) en Pologne. Il fut, avec d’autres, à l’origine du Comité Juif Anti-fasciste en 1941. Cependant, la même année, il sera arrêté et exécuté par le NKVD.

 

Il y a deux types d’antisémites dans le monde. Il y a ceux qui croient en la validité théorique de leur vision du monde et il y a ceux qui savent parfaitement que la lutte  contre les Juifs est juste un moyen de parvenir à d’autres buts plus importants.

La discussion avec la deuxième catégorie est courte. Pour eux, la fin justifie les moyens. La « question Juive » en tant que telle leur importe peu. Ils sont même prêts à accepter ce paradoxe : s’il n’y avait pas de Juifs, les antisémites les inventeraient. Par contre, les autres antisémites, ceux par conviction, pensent que le « problème Juif » est immensément important. Et ils ont de nombreux arguments pour soutenir leur position.

Les plus honnêtes d’entre eux le formuleront ainsi :

« Les Juifs sont un élément étranger (allogène) à la société polonaise. Ils sont différents de nous, Polonais. Ils nous irritent avec leur présence et avec leur différence. Nous ne les aimons pas et nous ne voulons pas qu’ils restent en Pologne. »

« Nous ne voulons pas », point à la ligne. C’est le seul argument sincère de toute l’idéologie antisémite. Le reste est juste un camouflage rationnel plus ou moins réussi de cette vérité psychologique.

Ainsi, nous ne nous occuperons pas des « arguments » concernant les péchés et défauts des Juifs. Après tout, les antisémites se battent tout autant contre les Juifs « vertueux » que les autres. Après tout, ce qui salit un Juif à leurs yeux n’est pas l’absence de certificat de bonne conduite, mais leur appartenance nationale. La différence entre bons et mauvais Juifs n’est conséquente pour aucun antisémite. Le péché mortel des Juifs est, avant tout, le fait qu’ils soient « différents ».

Nous ne prendrons pas non plus en considération l’argument selon lequel il y aurait « trop de Juifs » en Pologne. Le sioniste Grynbaum a déclaré un jour qu’il y a un million de Juifs de trop en Pologne. Cette bêtise a été gracieusement saisie par les antisémites. Mais en Allemagne la proportion de Juifs est dix fois plus basse qu’en Pologne : est-ce que l’antisémitisme est moins venimeux là-bas ? Est-ce que les antisémites font dépendre leur attitude envers les Juifs selon leur nombre ?

L’argument selon lequel les Polonais au chômage auraient un travail si les Juifs étaient éliminés n’a pas beaucoup de valeur non plus. Cet argument de « crise » (fallacieuse d’un point de vue économique) s’effondre quand la crise est surmontée, et l’antisémitisme ne fonctionne pas uniquement en période de dépression économique.

Les Juifs sont accusés de maîtriser tous les commerces en Pologne. Supposons que ce soit mal. Mais un antisémite voudrait-il que les Juifs passent du commerce à, par exemple, l’industrie? Ah non, ce serait encore « pire ».

Laissons de côté les arguments suivants : les Juifs commettent des meurtres rituels, les Juifs veulent conquérir de monde (Les Protocoles des Sages de Sion), les Juifs sont des espions de guerre, des trafiquants d’humains, ils promeuvent la pornographie etc. Ces arguments sont souvent efficaces mais trop misérables pour une discussion factuelle.

Il ne reste donc qu’un seul argument sérieux : « Les Juifs sont différents de nous, donc nous ne les aimons pas et nous ne voulons pas qu’ils restent en Pologne. »

L’affirmation « Les Juifs sont différents » n’est pas forcément contestable. Sans aucun doute, il existe certains traits qui caractérisent les membres d’une certaine nationalité, ou du moins une majorité d’entre eux. Les Allemands sont différents des Français, qui eux sont différents des Anglais, etc. Sans aucun doute, la majorité des Juifs sont différents des non-Juifs.

Le pire est la conclusion « alors nous ne les aimons pas. » La réticence envers les «autres» est généralement une caractéristique péjorative. Le plus grand chauvinisme en découle, il convient donc de le combattre comme un mal universel. Mais le cœur a ses raisons. Et si M. Jacek [nom polonais] prétend détester M. Josek [nom juif], il faut le croire. Ce Jacek a probablement de l’antipathie non seulement pour Josek, mais aussi pour beaucoup de Wojciech [nom polonais]. Un tel manque d’amour n’est pas très chrétien, mais humain. Le ressentiment individuel envers les Juifs n’est pas encore antisémite. Il y a des gens qui détestent les roux. Cela ne crée pas en soi de problème social.

C’est seulement la thèse: « Nous ne voulons pas que les Juifs aient leur mot à dire en Pologne » qui rend cela politique. L’antisémitisme n’est pas une aversion individuelle des Juifs, mais un désir de leur faire du mal parce qu’ils sont Juifs. Le désir d’éloigner les Juifs du pays ou de limiter leurs droits uniquement parce qu’ils sont juifs est la mise en œuvre du principe selon lequel les citoyens de nationalité ou d’origine juive sont des citoyens de seconde classe. L’antisémitisme est avant tout un phénomène politique ou, si vous voulez, un phénomène social.

Mais l’élément purement émotionnel (« nous n’aimons pas les Juifs ») ne suffit pas à justifier une position politique. M. Jacek exigera-t-il que M. Wojciech soit privé de ses droits civils simplement parce qu’il le déteste de tout son cœur? Après tout, les Polonais ne vivent pas seulement en Pologne. Il y en a 4 millions rien qu’aux États-Unis, ce qui est plus que le nombre de Juifs en Pologne. Et si le gouvernement américain, en raison de son aversion pour les Polonais, y appliquait des mesures anti-polonaises, la Pologne serait indignée. Et à juste titre. La réticence à l’égard des Juifs ne peut donc pas suffire, même du point de vue d’un antisémite, pour justifier une politique antisémite. Mais voici l’argument suivant:

« Les mesures antisémites sont positives non pas parce qu’elles nuisent aux Juifs, mais parce qu’elles profitent aux Polonais. »

 

Donc, l’élément émotionnel disparaît. La question socio-politique revient au premier plan. Et pas tant pour les Juifs que pour les Polonais. Examinons cet argument, car il nous mène au cœur même de la question.

Cela ne fait aucun doute que la grande majorité des Polonais ait une mauvaise situation aujourd’hui. Ouvriers, paysans, petite bourgeoisie, tous vont mal. Par conséquent, une politique qui peut améliorer leurs conditions doit être considérée comme une politique juste.

Mais quelle devrait être cette politique? L’antisémite triomphe avec sa thèse: « En combattant les Juifs, nous améliorons l’existence des Polonais ». Et ainsi, il révèle involontairement la principale faiblesse de l’antisémitisme: la lutte contre les juifs est censée être une solution pour les problèmes sociaux de la population non juive. Donc, au lieu de changer les conditions sociales qui causent ces maux, on persécute les Juifs. A la place de la libération sociale, l’antisémitisme.

L’antisémitisme devient un problème aryen par excellence. Les Juifs – en tant que nationalité – jouent ici le rôle de bouc émissaire. Ils sont présentés comme un objet sur lequel le mécontentement des masses peut se concentrer, tandis que ceux que sont laissés en paix les vrais coupables de la misère humaine.

L’antisémitisme devient donc un juteux business politique pour les classes possédantes. Et là où les affaires parlent, la logique, l’honnêteté et la conscience s’arrêtent.

Au final, l’antisémitisme de la première catégorie – celui qui croit réellement que les Juifs sont d’infernales créatures – est en fait un antisémitisme de la deuxième catégorie, celui pour lequel la question juive est un outil de lutte de classe pour la population non juive. Les sentiments primitifs des imbéciles, nourris par les contes les plus fantasmagoriques sur les Juifs, sont habilement utilisés par les politiciens réactionnaires afin de consolider leur pouvoir sur les masses qu’ils exploitent.

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