Song to say Goodbye

Je m’étais tacitement promis de ne jamais tenter d’expliquer car ça ne s’explique pas et de toute façon les explications c’est chiant et souvent au final les gens n’ont toujours pas compris. Comment faire comprendre avec de simples mots et sans les chocs l’ampleur de l’impact sur mon quotidien.

Quand ça a commencé je n’avais jamais entendu parler sérieusement de traumatisme à part avec crânien derrière. Les soudaines crises de larmes violentes sans raison apparente m’ont laissé croire que j’avais perdu les pédales. Quand j’ai réalisé que je passais des heures sur le canapé sans rien faire avec la mort dans le cœur je me suis dit que quelque chose clochait. J’avais 20 ans et l’habitude d’être sociable et dynamique. Quelqu’un a brusquement éteint la lumière et depuis j’ai peur du noir. Puis ça s’est installé lentement ou du moins suffisamment progressivement pour que je ne m’affole pas tout de suite. Les crises de larmes, donc. Le canapé. Jusque là je n’avais jamais été une personne angoissée au contraire même j’étais du genre à ne jamais ressentir ni stress ni trac. Deux ans que j’étais à la fac et que j’étais au centre du tourbillon, cours, militantisme, soirées entre potes, déplacement à droite à gauche, on dormira plus tard il faut s’activer. Peur de rien. A part d’être seul peut être. Et puis à 20 ans subitement l’Enfer c’est les Autres il faut construire une muraille des douves et surtout ne plus jamais baisser le pont-levis. La compagnie des autres est devenue insupportable et je pique des colères monstres. Je me souviens d’un repas au McDo où je suis tellement énervé contre ce gars mais je n’ose pas y aller sérieusement alors je lui annonce de but en blanc que je ne le respecte plus, débrouille toi pour comprendre, je serai sarcastique du début à la fin et plus jamais je ne le prendrai au sérieux. Je crois que j’aurais aimé lui cracher dessus et le traiter de pauvre merde mais il y a du monde.

Mes colères sont monstres car petit à petit tout le monde devient monstre à mes yeux. Terminées les soirées. Je ne me sens en sécurité que sur le canapé, quitte à y passer des heures, hébété, à attendre la nuit. Je me souviens de m’être dit ce n’est pas normal ce manque d’énergie. Je me souviens débarquer chez une psy pour lui dire « Je n’ai plus d’énergie. Je ne ressens plus rien. Ce n’est pas normal. » Je n’avais jamais entendu parler sérieusement de traumatisme à part avec crânien derrière. Un choc sur le crâne, on vomit, on se repose et ça passe. Mais un choc sous le crâne ? Ca fait quoi ? J’ai vomi, j’ai attendu sur le canapé, mais ce n’est pas passé.

Subitement j’ai peur de monter sur la poutre. Après des années de gymnastique de pirouettes et d’équilibres, je n’ai plus confiance en mon corps, je ne suis pas sûr que mes muscles me portent. Je passe une année à travailler le saut, à m’acharner sur un simple salto avant, avec le trampoline et non le tremplin, une fois par semaine je viens et je fais un saut simple pendant une heure, j’ai l’impression que je vais mourir si je tente quoi que ce soit d’autre. Un an après, je ne serai même plus capable de faire une vrille sur le saut de cheval car au moment de m’élancer je me vois m’écraser sur l’agrès. Trauma crânien. Je vais mourir si je continue, c’est sûr. J’ai perdu le contrôle sur mon corps et mes muscles au moins une fois, ils ne m’obéissent plus je ne peux plus me fier à eux. J’arrête la gym.

Petit à petit ce ne sont pas que les sentiments qui s’effacent mais aussi les sensations physiques. J’aime quand il fait froid et je me brûle sans arrêt. J’enfonce mes ongles loin dans ma peau. Un soir je me lacère la paume de la main gauche à répétition avec un bout de ferraille qui dépasse de ma canette de bière, méthodiquement, sans m’en rendre compte. Au réveil j’ai la main en sang et des picotements. Tout va bien. Je laisse la faim qui fait gargouiller parce que c’est pas si désagréable puis je mange jusqu’à avoir mal au ventre parce que c’est pas si désagréable. Je découvre l’étrange satisfaction des extrêmes.

La nuit devient une épreuve. Il y a une période où je ferme ma chambre à clé quand je dors car j’ai peur que mon coloc m’assassine dans mon sommeil. Je passe des heures encore les yeux ouverts, épuisé, mais j’ai peur du noir j’ai peur de m’endormir et de ne plus contrôler ni le temps qui passe ni les gens qui sont éveillés. Mon coloc déménage et j’arrête de verrouiller la porte. Mais il faut quand même qu’elle soit fermée. Le moindre bruit hors de ma chambre me fait sursauter. C’est le début des terreurs nocturnes. Il suffit que j’entende quoi que ce soit pour être en état d’alerte, en apnée, même si c’est juste quelqu’un qui va aux toilettes. Quand je vis avec ma copine, je lui demande d’aller vérifier que la porte d’entrée est bien verrouillée dès que j’entends des gens parler dans la rue. Chaque murmure à l’extérieur de ma bulle devient une menace mortelle. Muraille, douves, pont-levis.
Je dors peu et chaque matin je suis un peu plus épuisé. Ma concentration chute, lire ou étudier devient impossible, je refuse de manger autre chose que des navets, jusqu’à ce que la fièvre et l’anémie me terrasse. Bilan sanguin « J’ai cru que vous étiez une veille dame en lisant vos résultats » me confie le médecin, « comment avez-vous réussi à monter les escaliers ? ». Mon corps est carencé, vidé, mes ganglions me font mal et je peux à peine bouger. J’ai 20 ans et la tempête sous le crâne vient de se lever.
La psy me parle d’EMDR. Je cherche sur internet et je suis étonné, je tombe sur des sites de traumatisme et de soldats choqués par la guerre. J’ai pas vécu la guerre. Je suis pas tombé sur la tête. Tout va bien, je crois, je suis juste fatigué.

Je pleure presque tous les jours et je ne sais toujours pas pourquoi. Je vis mal la situation ambiguë avec mon ancien groupe d’amis. Un soir on fait la fête à la maison, Solène est là. Tout va bien. Puis elle me demande si Victor qui passe la chercher peut monter. Je dis non, Solène, je suis fâché, je ne veux plus le voir, il n’a qu’à t’attendre en bas. Elle sourit, ok ok pas de problème. Elle ajoute qu’il veut bien se réconcilier avec moi. Je n’ai rien demandé pourtant. Plus tard la sonnette retentit, c’est sûrement un pote de ma coloc, je vais ouvrir la porte, je me retrouve nez à nez avec lui. J’étouffe. Il me parle, je n’entends rien. Je ne dis rien. Il entre. Je panique. Il est gêné. Il y a un code en bas, comment a-t-il eu le code. Je dis à Solène que je ne veux plus qu’on se voit. Quand ils partent j’ai oublié que mes poumons avaient besoin d’air et je pleure hystériquement, accroché à ma ventoline. Ca ne va plus.
Je continuais naïvement d’espérer que tout irait mieux avec R car je ne suis pas encore fâché et pas encore dégoûté mais un jour ça me frappe et à nouveau je me trouve bête. Je rêve encore de ses ricanements mais aussi de ses cheveux bouclés de quand on avait 14 ans et qu’on était les rois du monde.
J’ai 20 ans, je n’ai plus d’énergie, plus d’amis, plus de souffle. J’ai peur sans arrêt.

A cette époque mon copain est loin, on se parle une fois par semaine sur Skype et à chaque fois je finis en larmes. Je suis nul, je suis faible, j’ai peur et il est rarement sympathique. Je rechigne à me faire des nouveaux amis car la place a été prise puis rendue mais l’emplacement est fermé par un cadenas et j’ai oublié le code. Aujourd’hui j’ai 25 ans et ça n’a pas bougé.
Je déteste mes bras, je dis toujours « je n’ai pas de force dans les bras », mais en vrai j’ai de la force nulle part sauf dans mes ongles qui vont loin dans ma peau. Je commence à détester ma poitrine et bientôt je ne veux plus la voir ni même la sentir ni même rien du tout, elle n’existe plus. Je la déteste, je déteste mes bras et je déteste tout le monde. Mes bras sont faibles et peu fiables. Ma poitrine est responsable du malheur du monde.

Je fais des cauchemars. Souvent. La musique de Pink Floyd me donne la nausée. Mes amis me manquent mais plutôt mourir que de les revoir. Je rêve d’eux. Souvent.
Avec la psy on avance mais pas assez vite à mon goût, j’ai enfin compris que les traumas ne sont pas que crâniens. J’ai compris que je ne pleure pas sans raison, que je n’ai pas peur pour rien.
Mon quotidien change. Je ne supporte plus de sortir dans Lyon, c’est trop fatiguant car je passe mon temps à guetter tout et tout le monde. Je passe mon temps à étouffer. Je déménage. Quatre ans après, je vis toujours loin de Lyon, mais la peur panique revient dès l’instant où je monte dans le train pour m’y rendre.

J’ai 22 ans et je suis loin. J’ai un taff qui me plaît et des nouveaux amis. Je suis un peu plus apaisé et j’essaye de mettre tout ça derrière moi. Je ne suis plus en thérapie. Un jour je me retrouve seul avec un collègue dans une pièce. Il est très chouette et on s’entend bien. Mais soudain une violente angoisse me sert le ventre. Je fixe la porte et je ne l’écoute plus. Craignant la crise de larmes inopinée je prétexte je-ne-sais-plus-trop-quoi et je m’enfuis. Je tremble dans le tramway. Je me sens à nouveau nul. Et tout revient. Les jours suivant, terrassé par la peur et l’anxiété, je m’invente une angine. Et on repart à zéro. Je ferme à nouveau le loquet de ma porte la nuit. Je reste sur le canapé. Plus jamais je ne pourrai rester seul dans une pièce avec un homme, sauf exception.

C’est difficile d’expliquer car déjà c’est difficile d’admettre soi-même qu’on change, que notre qualité de vie se dégrade, je tombe très souvent malade, mes problèmes respiratoires s’aggravent depuis 5 ans, mes anémies sont toujours plus récurrentes, mon cœur bat trop vite et j’ai des extrasystoles. Je mange la peau de mes doigts, je fais de la dermatillomanie, je me gratte jusqu’au sang, j’ai des acouphènes. A présent j’ai aussi de violentes douleurs abdominales régulièrement. Mais surtout, ce qui change, c’est l’anxiété. La peur de l’incontrôlable me tenaille tellement que j’ai commencé à enchaîner les fichiers Excel et les listes pour dompter chaque aspect de ma vie. Je ne supporte plus les surprises. Je sursaute très facilement. Je ne peux plus regarder un film ou une série sans lire un résumé exhaustif au préalable. L’imprévu me frustre et me provoque des crises de panique. Vigilance constante

C’est difficile d’expliquer car j’ai constamment la sensation que les gens vont hocher la tête en disant « oui je comprends » mais n’auront en fait rien compris. Je n’ai pas fait la guerre, je n’ai pas un trauma crânien, par contre il y a bien quelque chose de détruit et d’irréparable.  J’ai mis du temps à prendre au sérieux cette déchirure et à accepter que c’était comme une maladie. J’ai appris les mécanismes du trauma : intrusion, évitement, hyperstimulation. Je les comprends instinctivement mais j’ai encore du mal à les expliquer aux autres.

Quand tu as un nouveau téléphone ou un nouvel ordinateur et qu’il y a une partie de la mémoire déjà prise par des logiciels que tu ne peux pas supprimer ? Mon cerveau c’est pareil : le logiciel traumatique tourne constamment en arrière-plan, je ne peux pas le désinstaller, il prend une place non négligeable et m’empêche d’utiliser l’espace. C’est tou-jours là. Parfois ça déconne particulièrement et je reçois des notifications intempestives. Ca tourne en boucle, encore et encore, jusqu’à écœurement.

Je suis terrorisé par les gens qui ont trop bu, trop fumé ou quoi que ce soit d’autres. Ils deviennent imprévisibles et ça me plonge dans un état de vulnérabilité insurmontable. Et quand je suis vulnérable je ne contrôle plus rien, pas même mes bras. Et je hais ça. Ma propre vulnérabilité est mon pire ennemi. Moi-même je bois de moins en moins.
Je ne supporte plus qu’on me tienne par le poignet.

J’ai arrêté de penser à l’avenir car c’était simplement un nuage noir. Je ne pouvais pas me projeter plus loin que mon planning sur le fichier Excel. Mes rêves d’école d’interprète ont disparu. Je n’avais plus envie de rien, car de toute façon ma mort imminente me paraissait trop envisageable pour penser à autre chose. Je doute de mes capacités. Je doute de mes bras mais aussi de mon cerveau. Je suis convaincu que je suis stupide, que tout n’est que mensonge et illusion et que tout le monde me veut du mal. Je reste méfiant. J’ai arrêté le militantisme.

J’ai l’impression de vivre un nouveau deuil sauf que personne n’est mort. Passé le choc et le déni j’oscille entre colère et dépression, je marchande encore de temps en temps. Puis je repars à zéro, c’est un cycle éternel.
Au tout début la psy m’a demandé de réfléchir à ce que m’évoque la tristesse : rien ne vient.
Mon corps est cotonneux, mon cerveau brumeux, la nuit je rêve qu’on me vole ma couette ou qu’on m’étouffe. Parfois le matin je me réveille et je suis ailleurs, je suis coincé, alors j’arrête de bouger et tant pis pour la fac. J’écoute cette chanson qui dit « You are one of God’s mistake » et c’est exactement ce que j’aurais envie de dire à Victor. « You were someone to whom I could relate. » J’ai follement envie de l’appeler pour l’insulter mais aussi pour lui dire que je l’aime et qu’il me manque et que je veux bien qu’on se réconcilie, pitié que tout redevienne comme avant, qu’on rallume la lumière et j’oublie tout, mais je ne bouge pas car la nausée qui revient, finalement je supprime son numéro de mon téléphone, je bloque tout le monde, c’est une chanson pour dire au revoir.

La semaine dernière je suis allé chez mes parents et dans ma chambre d’ado j’ai remarqué qu’il y avait encore les photos sur les murs. Je les ai déchirées.
Ce qui est très fatiguant en plus de l’hypervigilance c’est le sentiment absolu d’insécurité permanente.

Je ne sais pas si tout peut se raconter, si tout peut s’expliquer, s’il est possible d’exprimer la violence du choc, c’est pire que de s’écraser sur le saut de cheval, c’est un trauma dans le crâne dans les muscles dans le ventre dans le coeur et sur l’épiderme, j’ai tout le squelette qui tremble. Je me sens trahi, une trahison tellement brûlante.
J’ai eu de la chance de tomber sur des soignants compréhensifs. Une généraliste inconnue qui me récupère en larmes, je lui dis que je ne peux plus travailler. Elle me dit que c’est normal, que je ne peux pas toujours être fonctionnel. Je la vois une fois par mois. Elle me dit que j’ai le droit de tuer les gens dans ma tête si ça me fait du bien.
Cette année je vois à nouveau un psy après 3 ans sans thérapie. Il est doux et il comprend tout. Il prend le temps. J’arrive enfin à parler. Je prends aussi rendez vous avec la médecine préventive de la fac et le service handicap. Les gens m’écoutent, me croient et j’obtiens un aménagement. A 20 ans je pouvais pas encore concevoir tout ça, je restais prostré dans le canapé et me demandant ce qui était en train de se passer.
Je pensais dur comme fer que le problème c’était moi. Tout le monde est passé à autre chose, sauf moi. Je dois être le problème.

Je me souviens aussi de cette nuit où Victor tapait derrière la porte, on est resté dans le noir sans parler pendant un long moment mais il n’est pas parti, j’ai supplié les autres de pas le laisser entrer mais elles ont culpabilisé « on va pas le laisser toute la nuit sur le palier il dormira dans la cuisine ». Il a dormi sur le sol de la cuisine. J’ai mis du temps à m’endormir, paralysé au moindre bruit.
Quand la violence débarque sans préavis, ça déboussole. J’ai jamais retrouvé le nord. Ca a jailli d’un coup, de manière incompréhensible.

C’est ma première psy qui m’a parlé de traumatisme, d’agression, du mot tabou (v-i-o-l), elle m’a dit c’est pas normal c’est interdit c’est un crime. Ma tête le savait déjà mais tant qu’on en parle pas ça n’existe pas. Je me souviens avoir pensé à la police. Je me souviens m’être dit non je les aime, ce sont des amis, je ne veux pas les embêter. Je ne veux pas que mes parents sachent, que tout le monde sache. Je veux que tout continue comme avant.
J’ai lu des témoignages. Des filles qui vont à la police et on leur demande « est ce que vous avez crié ? » et je me suis dit que je ne saurais pas répondre à cette question car je ne me souviens plus si j’ai crié. Je crois que oui. J’avais l’impression de crier mais je ne sais pas si mes poumons ont suivi ou si, comme mes bras, ils se sont résignés. Le cri est coincé à tout jamais et à 20 ans j’ai envie de hurler tout le temps. Les choses dont on est pas sûr finissent par croupir à l’intérieur parce qu’on a beau tenter de se repasser le film la bande saute et ça grésille toujours aux mêmes endroits. Alors on sait pas et c’est dur d’avancer quand le passé est plein de zones d’ombres. Parfois je m’y attarde et c’est la panique. Je dois me résigner car je n’aurai jamais toutes les réponses à toutes mes questions.

Je continue à paniquer quand je vois quelqu’un qui leur ressemble. J’ai toujours des crises de larmes quand je lis certains mots ou quand j’entends une musique. Il  y a tellement de choses inattendues qui vont provoquer une terreur soudaine et violente. Tout est devenu violent.

Il parait que je suis tout poreux en dedans. Que j’ai du mal à tisser des liens. Pourtant ça va mieux. J’arrive parfois à surmonter la peur. Récemment, j’ai réussi à être triste. Je chante « I wanna get better » fort dans ma chambre et j’y crois. J’apprends à m’exprimer et à raconter tout ce qui se passe dans ma tête. I’m gonna get better, mais ce sera sans doute toujours là.

[Pardon pour ce ci long machin. J’ai essayé d’expliquer et j’ai l’impression d’en avoir tant laissé de côté]

 

Hier, les nôtres vivaient

« Commémoration frénétique », « sinistre blague commémorative », « On parle trop de la Shoah », « Les juifs en font trop sur l’Holocauste », « c’est bon la Shoah ça concerne pas que les juifs !! »…

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Qui n’a jamais entendu ce genre de considération ? Et pas que de la part de l’extrême-droite et des négationnistes, détrompons-nous. C’est ce que pas mal de gens pensent : on en fait trop, c’était y’a longtemps, c’est bon, c’est fini, on n’a pas spécialement envie d’entendre ni de voir ni de savoir. Soit. Les gens savent tout, en ont trop entendu parler à l’école (bizarrement, bien qu’ayant été à l’école, je n’ai pas l’impression d’en avoir été abreuvé, mais bon, ce doit être car je relativisais par rapport à ce que j’entendais à la maison), je l’ai bien compris. Cela dit il m’arrive parfois de faire le test : en réalité les gens sont incapables de me citer un autre camps qu’Auschwitz, n’ont jamais entendu parler des Einsatzgruppen (cf. la « Shoah par balles ») ou des Sonderkommando, ne connaissent aucun résistant juif et savent à peine ce qu’est un ghetto. Ce n’est pas grave, ce n’est pas nécessaire dans la vie de tous les jours, mais on ne me convaincra pas que « on en sait trop ».

Bon, passons aux choses sérieuses. Ça vous soûle ? Vous en avez marre d’entendre parler des juifs, des camps, de la mort, de la déportation ? Eh bien je m’en contrefiche. On continuera à en parler, car hier les nôtres vivaient. Aujourd’hui ils sont des noms gravés sur un mur commémoratif.

Il y a quelques semaines, je suis allé assister à la projection d’un film sur Treblinka. A l’accueil du musée, l’homme à l’accent slave derrière moi explique ne pas avoir réservé sa place. La dame lui demande « vous voulez tout de même assister à la projection ? », il répond « Evidemment, toute ma famille est morte à Treblinka ». Ce genre de détail qui vous heurte directement dans l’estomac. Evidemment. Tout ceci c’est son histoire, notre histoire. Ce n’est pas juste un film. C’est la réalité. Elle est toujours là, autour de nous, palpable. Je suis allé à une conférence sur les camps de personnes déplacées après la guerre, une dame du public a expliqué qu’elle était née dans un de ces camps. Une autre fois, il y avait un ancien déporté de Buchenwald dans l’audience. Et cetera. La réalité. Hier, les nôtres vivaient et aujourd’hui nous sommes là pour eux.

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Imaginez vous faire un voyage scolaire tout ce qu’il y a de plus banal à Berlin. Vous êtes le seul juif du groupe. Vous passez au Mémorial de l’Holocauste, vous savez, celui qui est très connu avec les stèles grises. Vous visitez le musée qui est dessous, et vous voyez votre nom et personne, absolument personne ne peut comprendre ce que vous ressentez à ce moment là. C’était la première fois, je suis maintenant habitué à les voir à l’entrée du Mémorial de Paris, je me suis même habitué aux photos des enfants à l’intérieur, là où sont affichés les portraits des enfants assassinées. Et quand je dis « mon nom », je ne parle pas d’une coïncidence mais réellement de ma famille.

Imaginez être en soirée avec des ami.es, l’une d’entre elle a bu, vous vous embrouillez pour rien, elle vous regarde dans les yeux et lâche « Retourne à Auschwitz ». Ces mots sont sans doute vide de sens pour elle, mais pas pour vous. Car le poids de la réalité.

Imaginez devoir consoler votre frère de 14-15 ans qui n’arrive pas à s’endormir car cet après-midi il a croisé des gars au crâne rasé qui ont fait le salut nazi sous son nez.

Imaginez qu’hier, les nôtres vivaient.

Bien sûr je ne raconte pas tout ça pour faire pleurer dans les chaumières. Je pourrais vous donner encore des dizaines d’anecdotes. Pour que vous compreniez que pour certain.es d’entre nous, ce n’est  pas une blague commémorative. Ce n’est pas frénétique. C’est ce avec quoi nous vivons tous les jours. C’est ce qui nous suit au quotidien. Nous sommes né.es avec ces souvenirs. Il y aura toujours en nous un deuil insolvable.
Mais aussi des cultures perdues. S’il y a eu des millions de personnes assassinées, il y a eu autant de livres brûlés, de biens confisqués, de synagogues détruites, et des langues en voie de disparition. Tout un héritage mis en danger, fragile, lourd de traumatismes et de secrets.

Je ne suis plus désolé d’être juif. Je ne suis plus désolé de parler de la Shoah, ou d’autres épisodes « pogromiques » de l’histoire juive. Je ne suis plus désolé d’être fier de mes origines compliquées, je ne suis plus désolé de porter l’histoire familiale, je ne suis plus désolé de souligner l’antisémitisme à droite et à gauche. Je ne suis plus désolé de ne plus avoir honte.

Hier, les nôtres vivaient, et aujourd’hui, c’est à nous de vivre haut et fort.

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« Cimetière des cendres »

PS 1 : J’en profite pour rappeler que des copines ont créé ce Tumblr plus qu’utile pour témoigner de l’antisémitisme ambiant, toujours bien présent

PS2 : La phrase « Hier les nôtres vivaient » et une citation en référence au livre-témoignage de Chil Rajchman sur Treblinka, intitulé « Je suis le dernier juif ».

PS3 : Toutes les photos ont été prises au camps de concentration de Mauthausen. Elles m’appartiennent  😉

Porcelaine

porcelaineC’était en plein milieu du mois de juillet, mais il faisait froid. Lui il avait une couverture blanche qui lui arrivait au niveau de la poitrine, mais moi j’avais les jambes nues et la chair de poule. Il était pâle, pas vraiment gris, pas vraiment beige, juste blanc cassé. Ses lèvres aussi avaient perdu leur couleur, elle faisait simplement acte de présence car on ne les remarquait pas tant elles étaient fines. Dans un premier temps, je ne voyais que le côté gauche de son visage, et si de son vivant nous le comparions souvent à un dieu grec, à présent il était parfaitement semblable à l’une de leurs statues. C’est cela qui me terrifiait, sa beauté devenue froide, implacable, presque sereine. Je ne l’avais jamais vu serein, il avait toujours été solaire.

Le contour de ses yeux était rosâtre, comme des immenses cernes. Après tout, il était peut-être simplement épuisé, et voulait juste dormir très très longtemps. On avait rasé ses cheveux, découvrant son piercing à l’oreille, comme un détail gênant sur une statue antique, que venait faire là cette boucle en argent ? Il avait une chemise bleu claire. Encore une fois, la couverture blanche, la chemise claire, son visage pâle, tout ça donnait l’impression que la vie en partant avait emmené les couleurs. Qui avait  choisi cette chemise, et pourquoi ? Ils auraient du lui en mettre une rouge, ça aurait apporté un peu de chaleur. Sur le haut, vers son épaule, il y avait des petites tâches de sang. Comme des petites fleurs sur une tasse de porcelaine.

J’ai contourné son corps pour voir le côté droit. Là, l’illusion mystique de la beauté antique s’est envolée. Une cicatrice partait du haut de son crâne et se jetait dans sa joue comme un fleuve se jette dans la mer. Un hématome gris-bleu recouvrait sa mâchoire. Son oreille était en lambeaux. C’est comme si on avait volontairement voulu briser seulement la moitié de son visage pour nous rappeler cruellement à quel point il avait pu être beau un jour et rien du tout le lendemain.

En voyant les contrastes, je réalisais tout ce qui avait pu être brisé en l’espace d’une seconde, comme si sa fragilité avait fini par avoir raison de lui à la manière d’une corde qui se rompt a force de frottement.

J’aurais voulu toucher son visage pour savoir si ça crissait sous mes doigts comme du verre pilé.

J’aurais voulu savoir si sa peau était toujours aussi tendre ou si elle était vraiment devenue marbre.

J’aurais voulu savoir en combien de morceaux il s’éparpillerait si on le laissait tomber.

Mais je n’ai pas osé.

Pour une fois, il avait l’air serein.